Comme suite à la vidéo mise en lien dans la note précédente, je ne compte pas faire un article détaillé sur la Violette de Rouen, mais je voulais surtout montrer mon indignation dans ce qui est présenté dans ce reportage de Thé-Effe-Un et la réalité des faits qui ne sont bien entendu pas abordés.
D’abord, cette violette, ou plus précisément, cette pensée, a été décrite par Lamarck d’où son nom scientifique valide actuel, Viola hispida Lam. Le caractère poilu de l’espèce est indiqué par l’épithète spécifique. Un des synonymes à rejeter – Viola rothomagensis Desf. – indique la localité de Rouen. Il s’agit en effet d’une espèce endémique et même une micro-endémique, voire une paléo-endémique (aire de distribution très localisée et l’ayant été de longue date). Vraisemblablement autrefois plus étendue dans la vallée de la Seine (exclusivement sur des éboulis crayeux des coteaux du fleuve), elle se limite aujourd’hui à 2-3 communes en amont de Rouen. Cette espèce est protégée au niveau national et inscrite à l’annexe II de la Directive européenne « Habitats-Faune-Flore ». Elle est en danger critique d’extinction, le niveau le plus grave selon l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature).
Cette plante est proche de la Violette de Cry (Viola cryana Gillot), une autre micro-endémique aujourd’hui définitivement et complètement disparue et qui poussait en Bourgogne (Cry près de Tonnerre dans l’Yonne) dans des contextes écologiques tout à fait similaires. Si mes souvenirs sont bons, l’espèce a disparu notamment à cause d’une carrière dans les années 1970. Il n’existe pas d’individus dans des jardins conservatoires, ni des graines dans des congélateurs, mais juste des planches d’herbiers.
Ces espèces sont exclusivement liées à la présence d’éboulis calcaires. Et la présence de ces éboulis est conditionnée par l’existence d’un coteau calcaire (crayeux) dans le quel vient taper un cours d’eau qui en déstabilise le pied, provoquant des éboulements suffisamment réguliers. Par ailleurs, ces éboulis sont favorisés par les alternances gel/dégel qui fragmentent ces éboulis et les déstabilisent davantage.
Depuis longtemps déjà en vallée de la Seine, cette dynamique naturelle a été mise à mal : protection des berges de la Seine, urbanisation, construction de chemins et de routes, qui n’ont fait qu’apporter des éléments de stabilisation à ces coteaux. Que se passe-t-il si on stabilise les éboulis ? Je ne suis pas spécialiste de l’espèce (contrairement à certains de mes collègues), mais je peux néanmoins avancer que la stabilisation n’est sans doute pas très favorable au cycle biologique de l’espèce, et notamment l’exposition des graines dans un substrat instable, probablement favorable à leur germination. Ensuite et surtout, la stabilisation favorise les espèces non ou moins spécialisées dont certaines ont un fort pouvoir de colonisation et contribuent elles-mêmes à stabiliser le substrat (graminées rhizomateuses ou cespiteuses notamment). Une stabilisation temporaire n’est pas rédhibitoire si elle n’est pas généralisée et si elle est compensée par de nouvelles déstabilisations où les violettes présentes à côté peuvent recoloniser l’espace. Longtemps, les effets de la stabilisation et de l’artificialisation progressive des substrats de la Violette de Rouen ont été partiellement compensés par le pastoralisme extensif (essentiellement des moutons) : le pâturage créait des discontinuités, des écorchages dans le tapis végétal, voire favorisait les éboulis. Tout cela a disparu depuis plusieurs décennies (en dehors des sites gérés par des gestionnaires de milieux naturels où, localement des moutons ont pu être réintroduits).
Que se passe-t-il aujourd’hui avec la Violette de Rouen ? L’aire qu’elle occupe ne cesse de jouer à la peau de chagrin et ses effectifs sont en chute libre. D’abord parce que les zones qui lui sont favorables ont été grignotées de façon inexorable (sauf peut-être depuis une dizaine d’années) et sans doute parce que les populations font l’objet d’une dépression génétique (consanguinité). Une autre hypothèse pourrait être un début des effet des changements climatiques qui engendrent moins de séquences gel/dégel et favorisent par ailleurs les espèces compétitrices.
Depuis une bonne dizaine d’années, des opérations de sauvegarde, de restauration écologique et de recherches scientifiques ont été mises en œuvre. Cela a conduit à quelques résultats positifs, mais à rien de spectaculaire. On peut aujourd’hui considérer que l’espèce est perfusée et aurait disparu si on n’était pas intervenu. Je crains que si des résultats plus probants ne sont pas obtenus très prochainement, les interventions pourront être considérées comme du jardinage, ad vitam aeternam. Mais quid de la naturalité ? Quelle différence avec notre jardin conservatoire, à part le fait de protéger un site ? Des sites, des stations à protéger de façon stricte, entendons-nous bien, mais je ne suis pas très optimiste.
Alors quand mes collègues et moi découvrons ce reportage de Thé-Effe-Un, nous sommes pour le moins furieux. Ce reportage est d’un poujadisme baveux de la pire espèce, ce style de reportages et les idées prônées et portées par le présentateur du journal me donnent de l’urticaire géant. Il présente la seule alternative Violette contre destruction de maison et expropriation, ce qui est profondément malhonnête pour les raisons suivantes :
- d’un point de vue juridique, la Violette de Rouen est strictement protégée par des textes nationaux et internationaux. On pourra me répondre que l’État s’est régulièrement assis sur ces textes en accordant des dérogations de destruction d’espèces protégées. Mais là, il s’agit d’une micro-endémique et est concernée par la Directive européenne « Habitats-Faune-Flore », alors les autorités étatiques ne se sont pas autorisées à faire n’importe quoi ;
- personne ne s’est interrogé sur l’alternative route contre pas de route du tout, dans une agglomération déjà énormément pourvue de voies de communication dans tous les sens. N’y a-t-il pas d’autres alternatives, y compris d’autres moyens de communication complémentaires ou la requalification des voies existantes ?
- est-on allé demander si les autres tracés de la route (y compris celui qui détruisait la violette) n’allaient pas détruire d’autres maisons, déranger au moins autant de monde, abîmer au moins pareillement le paysage ? A-t-on interrogé les habitants qui sont très contents que la route ne passe pas par chez eux ?
Les journalistes qui ont pondu ou mis à l’antenne ce reportage sont-ils des professionnels ou des « bavassous » du café du commerce ? Je n’ai pour ma part aucun doute. Les autorités locales, depuis les mairies jusqu’aux services de l’État connaissent parfaitement la problématique liée à l’espèce (les a-t-on interviewé ?), mais on ne dit rien des enjeux majeurs liés à la conservation de cette espèce. On se contente d’aller interroger des gens directement touchés par le passage d’une future route (et on peut comprendre leur réaction, syndrome « NIMBY » classique). On ne dit même pas quand auraient lieu les travaux, où en est la procédure ? On ne dit pas non plus que les expropriés ne vont pas se retrouver sous les ponts. On ne voit les choses par le petit bout de la lorgnette et de façon nécessairement volontaire. Il ne s’agit donc que de la désinformation, d’une pure manipulation, ce qui est une honte.
En extrapolant à peine, on peut considérer que les « informations » données par ce journal ne sont qu’une vaste suite de manipulations juxtaposées. Cela fait bien au moins une quinzaine d’années que je ne regarde plus les journaux télévisés de cette chaîne (sauf accident). Je connaissais la médiocrité du niveau d’investigation et le poujadisme bas gamme du présentateur vedette. Je pensais que les journaux de la télévision publique n’étaient pas reluisants, mais quand je vois ça (et tout ou presque est du même niveau), cela me rend extrêmement amer et agressif.
Je ne parle pas du niveau des commentaires de la vidéo. Si on ne leur a pas expliqué, ils ne peuvent pas savoir. Après, il y a ceux qui ont bien compris et ceux qui ne comprendront jamais...