Alors que je réalisais les investigations liées à mes travaux en écologie végétale sur la Loire, ma co-directrice de thèse (A.) me proposa de l’accompagner à l’occasion d’un voyage dans le delta du Danube. Bien entendu, j’acceptai bien volontiers cette proposition. Le but principal du voyage était d’aller étudier une forêt alluviale de bois durs du delta (Letea). Il s’agissait, entre autres, de caractériser la structure de cette forêt par une approche architecturale, ce qui permet de mieux appréhender les processus sylvigénétiques et les successions végétales.
Le voyage se fit par voie aérienne via Roissy. Ce fut pour moi la première fois que je prenais un avion de ligne. Nous arrivâmes un début d’après-midi de la fin juin 2000 à Bucarest. Après avoir réglé nos visas à l’aéroport, un taxi nous emmena à la gare du Nord où un collègue universitaire roumain devait nous rejoindre (il parle un assez bon français, entre autres). Après avoir acheté nos billets de train, nous partîmes tous les trois en direction de Tulcea (ville la plus en amont du delta). Dans ce pays, qui n’appartenait pas encore à l’Union européenne, les trains ne sont pas particulièrement rapides et sont peu confortables : pas d’automatisation des aiguillages et du trafic, retards importants, rails mal raccordés comme on n’en voit pratiquement plus en France, etc. Toutefois, ce moyen de transport était particulièrement bon marché, surtout pour des Français. Arrivés à Tulcea, nous fûmes pris en charge par notre collègue roumain qui nous emmena dans un hôtel très convenable. Le lendemain, nous avions rendez-vous au bureau d’un ingénieur forestier (à peu près l’équivalent de notre Office National des Forêts) car nous devions avoir les autorisations requises pour nous aventurer dans la forêt que nous devions étudier qui se situe de surcroît au sein d’une réserve naturelle. Les formalités accomplies (en fait très légères), l’ingénieur nous emmena visiter le muséum d’histoire naturelle de la ville consacrée aux milieux naturels et à la faune du delta du Danube. Après le déjeuner, nous embarquâmes sur un bateau à passagers qui descendait le bras nord du Danube (un bras navigable à peu près naturel qui fait la frontière, sur une partie du cours, avec l’Ukraine). Il nous fallut toute l’après-midi pour effectuer le parcours, non sans une demi-douzaine d’arrêts intermédiaires. A l’arrivée (Periprava), l’ensemble des passagers fut pris en charge par des remorques attelées à des tracteurs (du genre de ceux qu’on ne voit plus guère en Europe occidentale). Après une grosse demi-heure de tracteur, heureusement pas trop chaotique grâce à un sol sableux sur l’ensemble du parcours, nous arrivâmes à Rosetti (à côté du village de Letea), notre point de chute et notre base pour les quelques jours que nous allions passer dans la forêt. A Rosetti, point d’hôtel ou de camping. Nous avons donc logé chez l’habitant. Le logement était en cours d’améliorations, mais nous ne pûmes en bénéficier. Nous étions donc revenu à l’aire de la douche à la bassine et aux WC dans la cabane dans le poulailler (quelle belle idée… très hygiénique… il fallait quand même y penser). Enfin, nous n’étions pas malheureux : les repas n’étaient certes pas gastronomiques, mais ce n’était vraiment pas mauvais. Le matin, en plus du lait, du café et des tartines, nous avions droit à une copieuse assiette de fromage. Après une série de repérages, nous décidâmes la mise en place de notre profil architectural et nous commençâmes les mesures et les relevés. Cela dura bien 4 jours en tout. Notre travail nous imposait de demeurer en permanence sous le couvert forestier, ce qui constituait un supplice infernal, sauf après la pluie ou le refroidissement consécutif. En effet, nous étions les victimes expiatoires des plus redoutables moustiques que j’aie connus. Ils n’hésitaient pas à nous piquer à travers nos tee-shirts, même avec des manches, même après avoir aspergé nos vêtements d’anti-moustique spécial. Sur nos visages, sur nos mains, la lotion anti-moustique était efficace l’espace d’un petit quart d’heure car la transpiration et le côté confiné et chaud de la forêt lessivait rapidement le produit. Afin d’échapper quelques instants à ces redoutables diptères, je m’offris quelques escapades en dehors de la forêt pour aller à la rencontre de quelques espèces curieuses des pelouses sableuses. Le collègue roumain, qui n’était pas un fin floriste et la flore en langue roumaine ne me furent pas d’un grand secours pour déterminer les plantes. Je n’avais pas non plus le matériel ni la place, ni le temps pour récolter des échantillons d’herbier. Je dus donc me contenter de l’appareil photo. Dans la forêt, particulièrement intéressante, je pus admirer quelques arbres intéressants parmi lesquels Fraxinus pallissae (un Frêne dont les folioles sont velues au-dessous). Dans certaines lisières, nous pûmes remarquer une espèce inédite de chêne : Quercus pedunculiflora. Dans le sous-bois, des lianes prenaient naissance dont une espèce particulièrement fréquente (Periploca graeca L.), mais surtout l’incomparable Vigne sauvage (Vitis vinifera L. subsp. sylvestris (C.C. Gmelin) Hegi) qui possède ici des stations remarquables (elle a presque disparu en France). A la différence de la vigne cultivée (Vitis vinifera L. subsp. vinifera), les pieds mâle et femelle sont séparés. Cette remarquable liane monte dans la canopée à 30 m ou plus de hauteur. On voit là que la vigne n’est pas, à l’origine, une plante de coteaux calcaires ou caillouteux secs, mais bel et bien une espèce alluviale qui ne rechigne pas à avoir les pieds dans l’eau une partie de l’année.
Après avoir terminé l’ensemble de nos relevés et mesures, nous quittâmes Rosetti et Letea en tracteur en direction de la partie centre-orientale du delta. Nous prîmes donc congé de notre hôte et c’est à bord d’une barque munie d’un moteur qui empestait épouvantablement (essence probablement issue d’un raffinage approximatif et moteur sans doute pas loin d’être à bout de souffle) que nous traversâmes d’immenses roselières à Phragmites australis (Cav.) Steudel. Les roseaux atteignent là-bas des tailles gigantesques ; de splendides Ranunculus lingua L. (Renoncule grande douve) nous saluèrent en illuminant notre passage.
Nous arrivâmes à Sulina. Avant de trouver un hôtel, un jeune se proposa pour nous aider à porter nos bagages, moyennant rétribution. Au passage, je précise que compte tenu de la relative misère ambiante qu’il y avait là-bas, beaucoup de gens vendaient leurs services au noir et que tout, absolument tout était l’objet de négociations très longues et pesantes (aucun prix clair et ferme). Heureusement que le collègue roumain était avec nous et pouvait déjouer les pièges qu’on s’empressait de nous tendre. Pour les hôtels et les restaurants, en revanche tout était clair.
L’après-midi de notre arrivée à Sulina, nous louâmes un beau bateau et son pilote pour aller découvrir le Lac Rosu et ses environs au sud de Sulina. Bien sûr, nous vîmes plusieurs oiseaux dont des Pélicans blancs (symboles du delta), mais pas en grand nombre. Dans les chenaux qui mènent au lac (toujours au milieu d’immense roselières inondées), mon regard fut attiré par les fleurs blanches des « Petits nénuphars » Hydrocharis morsus-ranae L. (Mors de grenouille) et les fleurs jaunes des carnivores Utricularia australis R. Br. (Utriculaire négligée) ou Utricularia vulgaris L. (Utriculaire commune). Et en me penchant pour mieux observer ces plantes, mon regard fut attiré par une petite plante assez insignifiante que je n’avais vue que dans des livres (présumée disparue en France) : Salvinia natans (L.) All. (Salvinie nageante), une petite fougère aquatique flottant librement à la surface de l’eau à la manière d’une lentille d’eau. Bien sûr le trophée botanique fut photographié.
Le lendemain, jour où devait nous quitter notre collègue roumain, il nous fallait reprendre le bateau en direction de Tulcea, et donc remonter le cours du bras de Sulina, autrement dit le bras du Danube fréquenté par de très gros bateaux de mer et bien adapté à la navigation (ce bras a été rectifié et les berges enrochées à dessein). Dans ce bras là, il existe un bateau à passagers à grande vitesse, du genre qui décolle un peu de l’eau. Nous l’avons emprunté. Comme nous avions de l’avance sur le programme de voyage initialement prévu, nous nous arrêtâmes à Maliuc, pour aller à la découverte des oiseaux.
A Maliuc, autrefois existait un hôtel qui a fermé depuis. Nous pûmes néanmoins trouver une chambre chez l’habitant. Ce n’était pas le grand luxe, mais nous n’avions guère le choix. Une fois installés, le propriétaire nous propose de nous emmener, grâce à son bateau à moteur, voir les pélicans au Lac Furtuna au nord de Maliuc. L’eau qui coule dans les bras principaux du Danube n’est pas bleue (sic), elle est même mauvaise qualité physicochimique et très turbide. Mais au fur et à mesure que nous nous enfoncions dans les roselières, dans les détours complexes des chenaux, la qualité s’améliorait nettement, jusqu’à devenir d’une qualité apparente extraordinaire, d’une transparence dont on peut rêver. Cette qualité de l’eau vient probablement des phénomènes de filtration, de rétention et d’autoépuration de la végétation et d’alimentation par des eaux de nappes de meilleure qualité. Après avoir vu des centaines ou des milliers de pélicans, nous fîmes demi-tour. A mi parcours, notre capitaine s’arrêta, sortit une canne à pêche assez rustre et se mit à pêcher aux vers de terre. A chaque lancer, il ramenait une Perche commune. Il me tendit sa canne (il ignorait que j’étais pêcheur) et je fis de même. En moins de deux, nous avions pris notre repas du midi. A vrai dire, prendre d’aussi belles perches en si peu de temps, je n’ai jamais vu ça en France. A peine rentrés, nous étions attablés pour déguster, entre autres bonnes choses, ces merveilleuses perches.
L’après-midi, le propriétaire nous mis à disposition une barque à rame, une lourde barque en bois avec laquelle nous pourrions aller découvrir les oiseaux des marais en toute tranquillité. Or, comme A. ne savait pas ramer [à l’instar de ceux qui firent des ronds dans l’eau sur un certain lac Pavin, même si parmi ces derniers, une des protagonistes a fait d’évidents progrès grâce à un entraînement intensif sur les eaux de l’étang Saint-Georges], c’est moi qui pris les commandes de la barque. Parfois, c’était facile, nous étions dans le sens du courant, mais parfois, cela se gâtait car je devais ramer à contre courant. Bref, tel un forçat, je dus ramer toute l’après-midi. Malgré tout, nous pûmes voir de nombreuses espèces d’oiseaux dont l’Ibis falcinelle, le Héron bihoreau, le Héron garde-bœuf, le Blongios nain, la Grande aigrette… Nous avons pu approcher ces oiseaux et les photographier grâce à mon objectif 180 mm (à la base, c’est un objectif un peu petit pour ce genre d’utilisation). Je précise que j’ai pris pas mal de photos (diapos), mais que la piètre qualité de mon scanner ne permet pas de montrer ici.
Le soir, presque à la tombée de la nuit, nous rentrâmes pour manger de délicieuses tanches (je n’en ai jamais mangé d’aussi bonnes) et du Silure glane. Le lendemain matin, après le petit-déjeuner, nous rentrâmess à la chambre et là, impossible d’ouvrir la porte (la clé ne fonctionnait plus normalement). Nous alertâmes les fils du propriétaire qui constatent le même problème. Et là, nous commençâmes à être inquiets car nous avions un bateau à prendre. Un des gamins réussit néanmoins par démonter la moustiquaires et à pénétrer dans la chambre pour nous ouvrir de l’intérieur. Au moment même où nous quittions enfin les lieux, nous entendîmes les éclats de voix du propriétaire, revenu entre temps, qui s’aperçut qu’il y avait une fuite au lavabo. Nous avions en effet constaté le problème, et remis les choses en place en faisant mine de n’avoir rien vu car nous craignions être tenus responsables de ce problème.
Nous embarquâmes dons notre bateau à grande vitesse à temps et nous arrivâmes en quelques dizaines de minutes à peine à Tulcea. Puis, ce fut le retour en train jusqu’à Bucarest. Arrivés à la gare du Nord, nous décidâmes de changer 100 $ en monnaie locale (une poignée de billets : à l’époque 30 FF Û 20 000 lei). Je précise aussi que l’on constatais encore à l’époque là bas (cela fait quand même moins de 8 ans), de l’ordre de 80 % d’inflation annuelle ! Or, grand naïf que j’étais (que nous étions, A. comprise, malgré ses nombreux voyages à travers la planète), je n’avais pas été suffisamment discret en changeant mon billet de 100 $. En effet, un moment après, alors que nous allions mettre nos affaires dans le coffre du taxi qui devait nous emmener à l’hôtel, je fus malmené par trois individus qui essayèrent (du moins je le croyais) de me voler mon lourd sac à dos. Ils n’y parvinrent pas et se sauvèrent. Ce n’est qu’une fois dans le taxi que je m’aperçus qu’ils m’avaient dérobé mon portefeuille qui se trouvait dans ma veste. Nous devions heureusement le retrouver un peu plus loin jeté à terre le long d’un trottoir, sans argent à l’intérieur (l’équivalent de 1000 F au total dans 3 monnaies différentes) mais avec tous les papiers, passeport et carte bleue compris. Le lendemain, nous allâmes déposer plainte dans un commissariat. Ce fut un exploit : la matinée à nous expliquer à moitié en anglais, la moitié en français. Il fallut recopier à la main en deux fois deux exemplaires (pas d’ordinateur ni de machine à écrire) nos explications (les miennes et celles de A.) sur des formulaires ad hoc. Bien sûr, je n’ai jamais eu de nouvelles.
Nous passâmes le reste du temps qui nous restait à visiter un petit peu les musées et la ville de Bucarest, mais nous n’avons pas eu le temps d’aller voir le palais de Ceaucescu. En prenant le bus qui devait nous emmener à l’aéroport, A. alla acheter deux billets au chauffeur. Celui-ci prit l’argent mais ne lui donna pas les billets. Si nous avions été contrôlés, on aurait été mal. Nous rentrâmes néanmoins à Paris, non sans une petite escale à Lyon, pour cause d’orage épouvantable sur Roissy. En montant enfin dans le train à la gare de Lyon, la SNCF fit des annonces pour dire que la France était championne d’Europe de football.
Cela fait maintenant moins de huit ans que je suis allé en Roumanie et même si je n’ai pas tout vu, je trouve qu’il s’agit d’un curieux pays. Après la chute de Ceaucescu, ce pays a été livré à toutes sortes d’escrocs, qui se sont enrichis, ne faisant qu’accroître les inégalités. Le régime de Ceaucescu était épouvantable, mais il existait quelques infrastructures ou organisations. En 2000, j’ai pu voir que les campagnes semblaient déshéritées, habitées que par des vieux, avec une agriculture, sauf exceptions, du type de celle nous connaissions en France dans les année 1950-60. La culture et la langue française qui avait encore la cote en Roumanie sous l’ancien régime était en perte de vitesse accélérée au profit de la culture et de la langue internationale anglaise. J’ai vu aussi que certains Roumains s’en sortaient bien, puisqu’ils arboraient avec insolence des voitures de luxe (pas si différent avec ce que l’on peut voir en France du reste). Mais le plus gênant dans tout ça, cela a été de voir l’ampleur du marché noir, des arnaques et surtout de la corruption des fonctionnaires ou des politiques à tous les niveaux. Bien que cela ne soit pas brillant, la France, c’est Versailles à côté. Il faut dire que les fonctionnaires étaient très mal payés. A titre d’exemple, notre collègue universitaire roumain, qui occupe grosso modo l’équivalent d’un poste de maître de conférence, était payé environ 100 $ par mois. Néanmoins, je pense (j’espère) que la situation s’est notablement améliorée depuis.
En vert sur la carte (cliquer pour agrandir), notre parcours dans le delta du Danube.
AJOUT : je n'ai pas de photos pour le prouver, mais je vous confirme que le delta du Danube présente des paysages absolument fantastiques et que les amoureux, entre autres, de faune et de flore ne seront pas déçus du voyage.