Le 19 mars 1962, mon père tient à cette date du cesser le feu en Algérie. Une date revendiquée pour la commémoration par les anciens combattants en Afrique du Nord, au moins par les associations les plus classées à gauche (j’ignore pour les autres). Je dis cela car je sais que les dirigeants de notre pays ont souvent voulu retenir une ou plusieurs autres dates pour la mémoire. Je suis donc presque surpris qu’on en ait autant parlé cette année à cette date, même si cela fait tout juste 50 ans. On remarquera néanmoins que les célébrations officielles de la part de l’État ont été bien discrètes, pour ne pas dire inexistantes. Cela en dit long sur ce que les gouvernants de gauche ou de droite n’assument toujours pas ces « événements ». Ils n’assument pas les abandons, les crimes. Certes, ce ne sont pas les héritiers actuels ou les prétendants au trône qui étaient aux commandes à l’époque, mais c’est toujours révélateur du malaise profond qui subsiste et que l’on ne veut pas regarder en face. Evidemment, certains, sans doute nombreux, ont une grande facilité à oublier ce qui dérange, mais beaucoup d’acteurs de l’époque n’ont pas oublié.
Mon père était dans l’armée de l’air, armurier sur une base aérienne près d’Oran pendant près de 2,5 ans entre 1956 et 1958. Cette position était presque privilégiée car il a été très peu directement confronté ou même pas du tout aux combattants du camp adverse. Il a juste été mobilisé à de nombreuses reprises pour faire des opérations de maintien de l’ordre en ville, notamment après des attentats à la bombe ou autres. Il a rasé les murs à quelques reprises. Il a « échappé » à un attentat qui aurait pu lui coûter la vie s’il était resté (beaucoup trop longtemps) à un endroit donné. Il a écrasé les doigts de pieds des hommes et des femmes à coup de crosse parce qu’ils ne voulaient pas dégager de la rue. Il a ouï dire que des poseurs de bombes avaient été interrogés de façon musclée par des sous-officiers ou des officiers engagés, mais n’a jamais été le témoin direct de tels agissements. Il ne voyait pas forcément d’un mauvais œil ses « interrogatoires musclés », parce que c’était la seule façon d’éviter que ses copains se fassent tuer dans un attentat. Mon père est agacé, selon lui, par les trop nombreux témoignages qui font état de la torture *. Soit il a tendance à penser que ce qu’il a « cotoyé » n’en était pas, soit il a été pour ainsi dire quelque peu épargné, compte tenu de l’arme et de l’endroit où il était affecté. Mais il a aussi discuté au fil des décennies avec ses nombreux congénères (collègues d’usine, amis), et rien ne montre que la torture ait été une pratique courante et généralisée en Algérie. Bien sûr, je crois mon père, mais je ne doute pas aussi que beaucoup aient occulté.
Mon père n’a pas tué directement, mais sans doute beaucoup de façon indirecte. Il a monté des tonnes de bombes dans des avions. Des bombes conventionnelles, des bombes à fragmentation (ces machins terribles pas fiables à sous munitions qui ne pètent pas forcément dans le sable et qui ont encore été utilisés par les Américains en Irak et qui pètent après au passage des bergers), des bombes à fléchettes (de redoutables pointes qui tombent du ciel pour décimer les troupeaux pour affamer les rebelles planqués dans le désert et les montagnes, et que l’on utilise aussi sur les hommes, il n’y a pas de raison) et peut-être des bombes plus « chimiques » comme le napalm, mais mon père certifie qu’il ne pouvait pas forcément faire la différence avec d’autres plus conventionnelles. Là aussi, il est agacé d’avoir entendu, à de multiples reprises, des témoignages faisant état de l’emploi massif de napalm. Lui, n’a aucune forme de certitude par rapport à sa base aérienne et il se peut tout bêtement qu’aucune bombe de la sorte ait été utilisée à ce moment là. Certaines bombes conventionnelles n’explosaient pas dans le sable (elles ne percutaient pas) et les Algériens du camp adverse les faisaient resservir dans des attentats contre les soldats ou plus généralement les civils français ou pieds noirs en général. Il a donc participé à piéger des bombes qui étaient larguées et n’explosaient pas à dessein et explosaient donc plus tard à la figure de ceux qui voulaient les réutiliser.
Fin 1958, le FLN était à genoux. Bien sûr que la guerre n’était pas gagnée et qu’elle ne le serait pas dans ces conditions. Mon père, compte tenu de son engagement politique n’a jamais été pour l’Algérie française, mais il a entendu les discours politiques et les trahisons, qu’elles viennent de droite ou de gauche. Mitterrand y a pris toute sa part d’horreur, pleinement assumée comme ministre de la justice à l’époque de la IVe république, faisant parfaitement fonctionner la « bascule à charlot », ce qu’il regrettera peut-être en prônant l’abolition en 1981 ? C’est sans doute en partie à cause de cela que mon père n’a jamais été déçu par Mitterrand, parce qu’il savait qu’il trahirait. Le cynisme meurtrier a souvent gouverné pendant la guerre. L’abandon des harkis par De Gaulle et sa clique n’en est pas l’exemple le moins épouvantable. Sans doute des centaines de milliers de personnes exécutées. Mon père n’a jamais été gaulliste, mais cet irréparable crime, comment peut-il l’oublier ? Et comment se dire gaulliste en occultant ça ?
Mon père n’a pas un très bon a priori – c’est le moins que l’on puisse dire – vis-à-vis pieds noirs car là-bas, il s’est fait traité de sale français. En revenant en France, certains postes importants dans les usines ont été donnés à des pieds noirs. A côté de ça, il n’a guère apprécié que des immigrés italiens (notamment) aient eu de l’avancement à l’usine pendant que sa génération combattait en Afrique du Nord et aient attendu que la guerre d’Algérie soit terminée pour se faire naturaliser, échappant ainsi à la guerre, au service militaire et bénéficiant de meilleurs postes. Et cerise sur le gâteau, mon père a dû subir un procès dans les années 1960-70 avec un pied noir nanti qui voulait annexer ses terres après avoir trafiqué avec un autre pied noir du cadastre.
En définitive, même si cela s’est un peu apaisé ces dernières années, mon père est toujours à vif pour tout ce qui concerne l’Algérie, même si par ailleurs, il garde la nostalgie des paysages. Il a été profondément marqué. En revenant d’Algérie, comme ses congénères, il était très remonté et n’avait peur de rien. C’est sans doute ce qui a expliqué en partie les avancées syndicales significatives dans les usines à cette période. Si mon père, à coup sûr n’a pas fait partie de ceux qui ont le plus souffert en Algérie, il n’en est certainement pas sorti indemne, comme ses près de 1,5 million de congénères appelés du contingent, dont 30 000 y sont restés, faut-il le rappeler.
Voilà, rien de très exaltant, juste un forme très imparfaite de témoignage par procuration.
*N.B. : par rapport à la torture, rappelons qu’elle était complètement taboue, couverte, cachée et niée jusqu’au plus haut sommet de l’État. La haine de l’ennemi avait été peu à peu et savamment diffusée dans les rangs des soldats français. Une vaste manipulation qui pose beaucoup de questions et qui fait très peur. La très grande majorité des anciens combattants en Algérie sont pourtant des hommes comme les autres. Ils ne tolèrent pas plus que les autres la torture ou les tueries. Ils ont vécu les horreurs de la guerre. La très grande majorité des anciens combattants en Algérie sont globalement pacifistes et non interventionnistes dans les conflits de notre temps.