HALLÉ F., 2010. La condition tropicale. Une histoire naturelle, économique et sociale des basses latitudes. Actes Sud. 573 p.
Francis Hallé est un des botanistes les plus connus en France. Il s’est notamment illustré avec le « radeau des cimes » pour étudier au plus près, sans du tout abimer les arbres et le reste et surtout de manière bien plus efficiente qu’auparavant la canopée des forêts vierges tropicales, siège de la biodiversité terrestre maximale dans le monde. Plus récemment, il s’est fait connaître grâce à sa forte collaboration dans le film Il était une forêt de Luc Jacquet (2013). Il a été professeur d’université à Montpellier et a participé et dirigé de nombreuses expéditions scientifiques dans les forêts tropicales depuis les années 1960.
Personnellement, j’ai connu cet homme par ses publications scientifiques et ses idées via ma co-directrice de thèse il y a vingt ans. D’abord ses travaux sur l’architecture des arbres (certes surtout tropicaux), l’architecture forestière en général et la sylvigénèse. Ensuite, le fait qu’un arbre puisse être vu non pas comme un organisme unique, mais comme un ensemble coloniaire à la façon des polypes coralliens. Il en résulte également que le patrimoine génétique (génotype) au sein d’un seul arbre diffère très significativement en fonction de la position des branches et de l’âge (les mutations cellulaires sont très fréquentes, notamment sur des arbres à forte longévité). Les effets induits sont très nombreux : la reproduction sexuée croisée n’apporte finalement peut-être pas tant de diversification que cela ?
Outre certaines de ses publications scientifiques, j’avais lu peu après sa sortie, L’éloge de la plante (1999) où il explique le désintérêt global des hommes pour le monde végétal comparativement au monde animal, mais aussi l’incompréhension, voire le mépris, alors qu’il montre le génie insoupçonné des plantes.
Revenons au sujet initial. J’avais entendu parler de ce livre à sa sortie en 2010, lors d’une émission estivale où l’auteur avait pu s’exprimer assez largement. Cela avait nettement piqué ma curiosité, mais pris par d’autres contingences et d’autres priorités, j’avais un peu abandonné l’idée de le lire. Mais cela m’est revenu il y a quelques semaines et j’ai pu le lire.
L’auteur évoque de nombreuses facettes de la tropicalité en commençant par les aspects « physiques » les plus prégnants, à commencer par l’astronomie : cet angle d’environ 23° marquant le décalage entre l’axe de rotation diurne et l’axe de translation annuelle de la Terre autour du Soleil. Ces 23° marquent au Nord le tropique du Cancer et au Sud, le tropique du Capricorne. Les conséquences en termes de durée des jours, de photopériodisme, d’énergie solaire incidente, de vents et en un mot de climats, sont majeures, ce n’est pas une découverte. Bien sûr, il y a des exceptions locales et d’éventuels effets d’altitude, mais cela se traduit par une conséquence majeure prenant le pas sur tous les autres : une relative égalité annuelle des jours et des nuits (absolue à l’équateur). Secondairement, des climats souvent chauds et humides. Ce n’est pas une découverte non plus, mais la chose a des incidences majeures sur les populations et les communautés biologiques. C’est ici que se concentrent les plus fortes biodiversités mondiales, qu’elles soient terrestres (forêts primaires) ou marines (récifs coralliens). Ces biodiversités diminuent graduellement vers les pôles.
L’auteur en vient peu à peu aux conséquences sur l’Homme. Celui-ci est d’origine tropicale, mais est devenu un animal parfaitement cosmopolite, sa conquête du monde, à l’exception de quelques îles s’étant achevée il y a 15 000 ans avec la fin de la conquête de l’Amérique du Sud. Il s’avère que l’Homme tropical et l’Homme des latitudes tempérées ne « fonctionnent » pas de la même manière, à cause de différents paramètres dont le photopériodisme annuel et l’écoulement du temps jouent des rôles majeurs. L’Homme des latitudes moyennes est plus agressif car il est soumis à l’alternance des saisons, aux contraintes climatiques. Je ne vais pas m’étendre, mais les « forces » mis en œuvre sont à la fois dérangeantes (libre arbitre, conditionnement…) et puissantes.
L’auteur constate ensuite que les pays tropicaux sont presque tous des pays pauvres, qu’ils ont presque tous été colonisés depuis des siècles ou plus récemment, sont tous « déclassés ». L’auteur dénonce avec force les horreurs de l’esclavage et de la colonisation par les pays tempérés, mais fait aussi l’inventaire de toutes les nouvelles formes « modernes » de colonisation, toutes les formes abjectes de racismes. Naïf que je suis, je n’avais pas pris conscience de tous ces racismes et cette mise en perspective m’a été salutaire. Même si j’étais loin de tout ignorer, j’ai appris beaucoup de choses et au total, c’est assez vertigineux et révoltant. La problématique économique est analysée dans toutes ses composantes et là aussi, c’est fou, on prend encore plus conscience de l’horreur que l’on inflige depuis des siècles à tous ces Hommes tropicaux, horreurs qui ne faiblissent pas globalement, mais au contraire ne vont qu’en s’accentuant. Tristes tropiques, sans vouloir faire du Lévi-Strauss, d’ailleurs régulièrement cité.
Il s’agit là d’un essai remarquable, même s’il y a un peu trop de redites sur plusieurs sujets. Mais il est vrai aussi que l’ouvrage comporte 500 pages, sans compter les index et l’abondante bibliographie. Car oui, l’auteur est un scientifique et tout est étayé, cité, avec beaucoup d’humilité à la différence de beaucoup d’autres auteurs qui nous racontent des histoires ou nous manipulent. Personnellement, ce livre m’a beaucoup touché et m’éclaire sur plein de choses. Car beaucoup des constats ou hypothèses posés dans ce livre sont assez inédits notamment en termes de sciences humaines, l’auteur ayant eu une approche multidisciplinaire et transversale sur la question, ce qui manque le plus souvent, à commencer par les économistes. J’ignore si ce livre a suscité de nouvelles approches, de nouvelles recherches afin de mieux documenter et comprendre pourquoi la misère mondiale se concentre presque mécaniquement sous les tropiques (même si certains se sont appliqués pour qu’ils n’en soient pas autrement). En définitive, un livre profondément humaniste et qui devrait être lu par les racistes de tous poils. Mais savent-ils lire ?