Ce texte correspond à un mélange de souvenirs directs ou d’éléments qui m’ont été rapportés notamment par mes parents. Il s’agit néanmoins d’une évocation très personnelle et sensible de mes grands-parents maternels que j’ai connu tous les deux.
Mon grand-père est issu d’une famille paysanne des Monts du Lyonnais. Il est né en 1905. Jeune, ayant quitté l’école publique très tôt, il travailla très dur dans la ferme de ses parents. Tellement dur que, dans l’entre-deux-guerres, effectuant son service militaire, il y terminera sa croissance. Mon grand-père était un homme assez petit, râblé, mais plutôt costaud. Ayant eu deux enfants (deux filles dont ma mère) et alors âgé de 35 ans, il fut parmi les plus âgés à être mobilisé en 1940. Il fut capturé par les Allemands et emmené comme prisonnier en Bavière. Ce fut un voyage passablement éprouvant. Avec d’autres, il fut mis à la disposition de paysans. Il eut la malchance de tomber dans une ferme dont les patrons étaient particulièrement frustres et incultes. Les prisonniers y étaient traités avec bien peu d’égards. Le menu se composait invariablement de lait caillé et de pommes de terres cuites à l’eau, le tout déposé à même la table. Toutefois, les patrons n’avaient pas un régime beaucoup plus varié et équilibré. Les conditions d’hygiène et de confort, inutile de le préciser, étaient assez épouvantables. Exceptionnellement, les travaux des champs imposaient d’aller travailler chez les voisins. Et là, c’était une toute autre chose : les prisonniers étaient bien traités et surtout, ils mangeaient bien. C’est ainsi qu’il fallut attendre 1945 pour que mon grand-père soit libéré.
Ma grand-mère est née en 1906 dans une famille paysanne dans les Monts du Pilat. Jeune, ses parents possédaient une exploitation en altitude. L’hiver y était particulièrement rude. Mon arrière-grand-père faisait un vin de myrtille (Vaccinium myrtillus L.), très probablement une « horrible piquette ». Ma grand-mère est allée, elle aussi, assez peu à l’école (jusqu’à 12 ans). Entre temps, la famille avait déménagé et avait repris une exploitation plus bas dans la « plaine », dans des endroits où on trouvait de la vigne. Tout ceci a permis la rencontre de mes grands-parents (ils se sont mariés en 1933). Dès lors, ils habitèrent dans la ferme où résidait mon grand-père. Il était le seul à y exploiter la terre. Une terre malgré tout assez ingrate : une altitude assez modérée (400 m), mais des terrains souvent très encaissés et pentus. Certains travaux ne pouvaient se faire qu’à la main. Mon grand-père était un faucheur comme on n’en voit plus. Il était capable de s’attaquer à des prés de plus d’un hectare. Évidemment, sa faux coupait (il fallait la « battre » et savoir l’aiguiser), évidemment il savait faucher. Ce savoir faire a aujourd’hui quasiment disparu. J’ai vu quelques-unes des faux qu’il utilisait (ces modèles là n’existent plus). Mon père l’a vu en action et pourtant, il n’a jamais été capable de reproduire le geste. Ma mère, elle, se souvient de son geste quand il semait le blé à la main dans ses terres : un geste non seulement particulièrement élégant, mais surtout d’une précision et d’une efficacité extraordinaire : il ne s’agissait pas de semer en paquets ou en faisant des « trous ». Celui qui n’a jamais essayé ne perçoit pas forcément la difficulté du geste, d’autant que ce geste, il fallait de répéter avec la même maîtrise des milliers de fois.
Pendant la guerre, la situation de ma grand-mère fut pour le moins délicate. Ma mère et sa sœur étaient encore assez jeunes et ma grand-mère devait s’occuper en grande partie seule de la ferme. A partir de 1942, il n’y eut plus de zone libre. Les Allemands venaient régulièrement se servir à la ferme : sans discussion, ils prenaient de la volaille et des œufs, mais ils payaient (sans doute pas le prix que cela valait, mais ils payaient tout de même). Plus tard, certains « résistants » feraient de même, mais sans payer.
Avant la guerre, mon grand-père pouvait se caractériser comme quelqu’un de son temps et plein de mordant. Hélas, la guerre a brisé définitivement cet élan, l’a brisé tout court. Tout d’abord, après la guerre, on a dû lui enlever un lobe pulmonaire, conséquence directe de ce qu’il avait subi en Allemagne. Son caractère a changé : il est devenu acariâtre. En revanche, il a sans doute toujours été têtu (je crois que j’ai sans doute eu un héritage de ce côté là). Têtu, disais-je, très peu enclin au changement, à l’innovation, mais lorsqu’on lui montrait les bénéfices d’un changement, il finissait quand même par le reconnaître (il le disait à une autre personne que celle avec qui il s’était affronté). Ce caractère de cochon était son principal défaut. Ma grand-mère a entendu des plaintes, des reproches, des contestations, des critiques à n’en plus finir. Et elle ne disait rien à part de rares « mais oui… ». Je pense que c’était une personne particulièrement difficile à vivre au quotidien quand il partait dans ces obsessions. Et ça, je l’ai vécu en direct. Il était aussi parfois pris par des sensations d’étouffement absolument terribles. A la fenêtre de sa chambre, il y avait là tout proche, un pommier ou un poirier et il était persuadé que cet arbre lui apportait l’oxygène qui lui manquait.
Après la guerre, il dut s’occuper de remettre l’exploitation en état. Il refusa l’aide qu’on lui offrait (on voulait lui mettre un Allemand à disposition pour l’aider ; il ne voulait pas qu’un homme subisse ce qu’il avait subi, même si cela n’était pas du même ordre). Mon grand-père n’aimait pas les Allemands, c’est certain, mais quelque chose me dit que s’il avait vécu plus longtemps, il se serait largement adouci. Il n’était donc pas particulièrement moderne et son exploitation ne fut jamais motorisée (jusque dans les années 1960), fait non exceptionnel dans cette région à cette époque. Il n’avait que ses bœufs et, en général, un cheval. Ce fut particulièrement dur après guerre. Ma mère se souvient des bêtes qui ne faisaient pas ce qui fallait, des engueulades mémorables envers ses filles et ses bœufs. En général, les bêtes lui obéissaient au doigt et à l’œil, mais dès qu’il avait le dos tourné ou qu’il était parti à d’autres occupations, bœufs et cheval relâchaient l’effort, devenaient méchants, en faisaient qu’à leur tête. Le grand-père revenu, ma mère et ma tante se faisaient invariablement engueuler, supposant qu’elles étaient en tort, et comme par miracle, les sales bêtes se remettaient à travailler correctement. Dans la seconde moitié des années 1960, la ferme fut reprise par mon oncle (le mari de ma tante). Ce fut alors une succession de « tragédies », car par vagues successives, il y eut bien des modernisations. Au niveau de l’exploitation, bien sûr, mais pas seulement. L’exemple le plus frappant est celui des WC. Pendant de longues années, mon grand-père a refusé d’aller dans des toilettes modernes, préférant utiliser les anciens WC qui se situaient dans la cour, avant que mon oncle ne les supprime.
Mon père était mieux vu que mon oncle. D’abord parce qu’il n’était pas paysan et qu’il ne venait pas le contrarier dans sa vie quotidienne. Et puis ma mère avait depuis longtemps quitté le domicile parental pour son métier d’infirmière et mes parents vivaient en ville. Enfin, mon père avait un avantage, il partageait avec lui un loisir : la chasse. La chasse était quelque chose qui était en lui, comme une seconde peau. Pas un chasseur viandard comme on en voit encore, mais un gentleman de la chasse. C’était avant tout un fin chasseur de lièvre, le plus grand chasseur de lièvre de la commune (je l’ai moi-même entendu dire par de vieux chasseurs alors que lui-même ne chassait plus). Il avait une connaissance parfaite du territoire de chasse (il y avait toujours vécu), et puis il y avait cet instinct, ce truc en plus que tout le monde n’a pas. Il avait des chiens particulièrement doués et entraînés. Il savait exactement où le gibier allait passer. Et s’il ne passait pas là, il passerait là. Et si jamais il y avait du vent, ce serait comme ça. Et si c’était l’après-midi et non le matin à la rosée, la chasse serait comme ceci… Bref, une rare connaissance dont mon père a assez bien profité. Mon grand-père allait en général à la chasse avec une petite équipe d’amis, et donc avec mon père. Après quelques années, mon père eut une assez mauvaise réputation dans la communauté des chasseurs à cause de sa réussite. Et puis parce que mon père n’avait pas l’éthique de mon grand-père. Il y a eu une époque où le gibier tombait comme des mouches. Trop, c’était trop. Mon père a arrêté la chasse, pour d’autres raisons, pendant plusieurs années. Entre temps, il a aussi évolué. Mon grand-père a évolué aussi. Après avoir arrêté de chasser, il m’a avoué qu’il préférait voir courir lapins, faisans et lièvres et qu’il ne voudrait plus en tuer. Certains pourraient croire qu’il s’agissait d’une curieuse attitude. Et pourtant, mon grand-père a toujours prélevé le gibier avec parcimonie, même aux époques où il abondait encore. Il considérait qu’il ne « fallait pas tuer la mère ». Une attitude très moderne en somme.
J’avais 13 ans quand mon grand-père nous a quittés. Il a succombé à un second accident cardio-vasculaire (le premier, quelques années plus tôt, ayant été sans conséquences graves). Au moment même où il succombait, il eut le temps de dire ; « cette fois, ça y est ». Je n’ai pas « profité » de mon grand-père autant que je l’aurais souhaité. Par exemple, je n’ai pas profité de son exceptionnelle connaissance des oiseaux. Mais je crois que quelque part, inconsciemment, il m’a communiqué son amour de la nature.
Ma grand-mère était une femme d’une douceur et d’une gentillesse extrêmes. C’était aussi une personne très discrète qui ne voulait jamais déranger personne. Je me souviens des promenades que nous allions faire ensemble parmi les chemins. Souvent, j’étais avec mes cousins, mais parfois, j’étais seul avec elle. Parfois, on emmenait le « petit char », une petite charrette à deux roues que l’on tirait et sur laquelle on mettait les paniers et des outils. On allait à la vigne, c’est-à-dire l’endroit où se trouvait non seulement la vigne (mon grand-père produisait un petit vin qui, à la meilleure période, était apprécié au village), mais aussi les produits maraîchers et les fabuleux arbres fruitiers à noyaux, et en particulier les cerisiers. Mes souvenirs où je me vois encore grimper dans les cerisiers sont bien ancrés. Et puis les extraordinaires cerises. Pour les ‘burlat’, il n’y avait aucune limite pour en manger et elles ne m’ont jamais mis malade, contrairement aux ‘reverchon’, plus difficiles à digérer. Parfois, nous allions « aux Envers », c’est-à-dire l’endroit, principalement exposé au nord, où se trouvait le verger de pommes et secondairement de poires. Une extraordinaire variété de pommiers grands vents. Des pommes de toutes sortes (dont certaines immangeables crues). Ce verger a complètement disparu depuis une bonne vingtaine d’années. Et puis il y avait aussi un peu plus loin les châtaigniers, de très très vieux châtaigniers greffés dont le plus majestueux était un ‘Saint-Michel’ qui avait de belles châtaignes rousses. C’était le plus précoce. Après, nous allions ramasser d’autres variétés (pas plus de 4 arbres en tout, mais tellement immenses, que nous avions de quoi faire). Dans la prairie en contrebas, c’est là que j’ai vu pour la première fois des colchiques (Colchicum autumnale L.).
Chez mes grands-parents, nous étions souvent dehors à gambader parmi les prés et les champs. Seul ou avec mes cousins, combien de fois ai-je cueilli des bouquets variés pour ma grand-mère. A l’époque, j’étais encore très loin de connaître toutes ces plantes, mais elles m’étaient néanmoins très familières, car beaucoup avaient néanmoins un nom. Ma mère s’y mettait parfois : qui connaît la fleur de saint Joseph ou la pomme de terre du diable ? Il s’agit en fait respectivement de la Stellaire holostée (Stellaria holostea L.) et du Saxifrage granulé (Saxifraga granulata L.). Nul doute là encore qu’inconsciemment, ces promenades m’ont influencé.
Ma grand-mère n’était pas une cuisinière de premier plan, même si elle se débrouillait de façon plus qu’honorable. Parfois, je mangeais chez eux, il m’arrivait d’y dormir, même en l’absence de mes parents. Je me souviens de trois choses en particulier. D’abord le saucisson des cochons de la ferme. Ce n’était pas mon grand-père ni mon oncle qui les fabriquait, mais le mode de fabrication n’avait guère évolué depuis des générations. Un goût inimitable. On trouve encore dans le coin des fabrications artisanales qui se rapprochent de ce goût là. Il y avait aussi le fromage. Du temps où ma mère était à la ferme, ma grand-mère faisait du fromage de chèvre, de brebis et de vache. Moi, je n’ai connu que la rigotte de vache, mais sous toutes ses formes : fromage blanc, frais, demi-sec, sec, très sec, bleu. Bref, beaucoup de plaisir. Et puis il y avait les « pâtés », ou plutôt ces grands chaussons aux fruits qu’elle faisait cuire au four de la cuisinière à bois. Ces pâtés, elle en coupait de généreuses parts que nous mangions toujours avec gourmandises. A chaque fois que j’allais voir ma grand-mère, il était rare qu’il n’y ait pas de pâté. Le plus courant était celui aux pommes, mais tous les fruits de saison y passaient. Ce pâté, ma mère s’est essayée plus d’une fois à le reproduire ; elle n’est pourtant pas particulièrement maladroite en pâtisserie, mais elle n’est jamais arrivée à faire aussi bien (elle le reconnaît elle-même). Il devait y avoir un truc.
Dans les années 1980, ma grand-mère a été opérée à de multiples reprises : prothèses de hanche, opération cardiaque sérieuse. Elle s’en est remise à merveille (surtout pour la seconde) et avait étonné ses médecins. Une force de la nature. A la fin des années 1990, elle avait fait plusieurs séjours à l’hôpital compte tenu de ses problèmes cardio-vasculaires et pulmonaires. En décembre 1999, je reçois un coup de fil de mes parents qui me disent que le médecin a eu un pronostic réservé, craignant qu’elle ne termine pas la nuit. Non seulement, elle finira bien la nuit, mais elle quittera l’hôpital quelque temps après, allant même jusqu’à marcher à nouveau. Il faut bien dire que les médicaments avaient été d’une rare efficacité. Pourtant, quelques mois plus tard, elle retournerait à l’hôpital pour les mêmes raisons. Lors du Noël 2000, je la vis pour la dernière fois à l’hôpital. Elle avait du mal à me reconnaître, mais lorsque la lucidité était suffisante, son visage s’éclairait. Il s’éclairait comme il s’était toujours éclairé, comme il avait toujours rayonné. A chaque fois que mes parents allaient la voir, elle demandait toujours de mes nouvelles. Elle s’est éteinte tout doucement en janvier 2001.
Depuis, bien des choses ont changé dans l’ancienne ferme de mes grands-parents. Mon oncle a cessé toute activité et c’est mon cousin qui a repris la ferme. J’ai un peu perdu mes repères là-bas, d’autant que j’y retourne rarement. Mon cousin, avec lequel j’ai de bons rapports, a tout changé : le logement de mes grands-parents n’existe plus en tant que tel. La vigne, les cerisiers n’existent plus ; ils ont été remplacés par une « usine à œuf ». Alors, tout est foutu ? On a détruit bien de mes souvenirs ? Je ne sais pas. Si tout restait comme c’est aujourd’hui, j’aurais encore de bons espoirs, mais il est prévu qu’une autoroute passe par ici. Et là, je n’aurais plus que mes yeux pour pleurer.