Ma mère (4 et fin provisoire) : ce qu’elle fut
Un dernier épisode (pour le moment) avec des éléments un peu mis en vrac...
Ma mère n’était pas une personne délicate. Fille de paysans dans des terroirs pas très productifs et pentus malgré des altitudes relativement modestes, les conditions de vie étaient assez rustiques, mais pas pires que dans bien des endroits. Née en 1935, elle n’a pas vécu que les moments faciles pendant la guerre, comme beaucoup de monde à l’époque. Mon grand-père était prisonnier en Allemagne pendant toute la durée du conflit et il n’était pas évident pour ma grand-mère de faire tourner une exploitation (polyculture, élevage) avec deux filles en bas âge. Même après la guerre, les choses n’étaient pas faciles d’autant que mon grand-père, n’a jamais opté pour la mécanisation. Sans la guerre, il l’aurait probablement fait, mais après le conflit, ses ardeurs à se moderniser ont été coupées. Ma tante, de trois ans la cadette de ma mère, s’est dirigée vers la paysannerie et ma mère fut un temps aide à la ferme, eut quelques cours de « ménagère » avant de s’émanciper quelque peu, presque tardivement, en réussissant le concours d’entrée à l’école d’infirmières. Cela n’a pas été facile pour elle dans un premier temps, car elle faisait partie de la minorité de celles qui n’étaient pas passées par la case baccalauréat. Elle fit donc ses études à l’école d’infirmières de Saint-Chamond, dirigée par des sœurs et où elle restait toute la semaine. Son diplôme en poche, ses premières années d’exercice furent surtout consacrées à un « asile de vieux » au Chambon-Feugerolles. Je sais que ce ne furent pas des années faciles car les conditions de travail n’étaient pas évidentes et elle était quelque peu isolée. La plus grande partie de sa carrière, elle la passa à l’usine dans le cadre de la médecine du travail et c’est là qu’elle rencontra mon père. Là, elle avait pour ainsi dire deux patrons : son employeur (usine de métallurgie : forgeage de grosses pièces, entre autres) et le médecin de ville qui passait tous les matins à l’usine. Ma mère n’était pas une personne délicate ni une bourgeoise. Toutefois, avec son éducation catholique (même si son père n’était pas croyant ni aligné), elle devait être encore une personne assez « docile » et peu encline à revendiquer ses droits. La fréquentation de mon père l’a changée et l’a amenée à se défendre. Le premier médecin en contrat avec l’usine était un ancien combattant de la Grande guerre, déjà très vieux dans les années 1960 et en décalage complet avec son époque. Ainsi, il était habillé à l’ancienne avec une forme de redingote, de faux cols et fausses manchettes de chemise. Et il voyait la tuberculose partout alors qu’elle avait énormément régressé. Toutefois, cet homme suranné et dépassé était une bonne personne. Mes parents (et moi aussi durant trois bonnes années) habitèrent le même immeuble que lui. Ensuite, il y eut un médecin plus jeune, mais autoritaire voire cassant et qui sut profiter largement du système en étant grassement rémunéré. Des « mises au point » furent faites aussi avec certains responsables de l’entreprise qui essayèrent d’emmerder ma mère, mais mon père était là, avec l’appui du syndicat, si besoin (à l’époque, le patron se méfiait). Je me souviens vaguement de quelques-uns de ces épisodes. Elle travailla par la suite avec d’autres médecins à la page et d’abord très sympathiques. Un en particulier qui, à la fin des années 1970, traquait partout l’amiante, plus de vingt ans avant que l’État ne s’en soucie enfin.
En 1983, après la réduction drastique des effectifs dans l’usine, elle fut licenciée car une infirmière n’était plus obligatoire. Elle fit quelques remplacements dans différents établissements avant d’être embauchée comme contractuelle dans une maison de retraite gérée par la commune dans une ville voisine. Elle y restera les douze années suivantes, avant sa retraite. Les conditions de travail, bien différentes de celles des années 1950-60, n’étaient néanmoins pas optimales car l’infirmière chef était de la vieille école, quelque peu radine. La directrice de l’établissement s’en moquait royalement et le maire n’était pas contre le fait de faire des économies de bouts de chandelles. C’est ainsi qu’outre sa faible rémunération elle ne put pas bénéficier du matériel adéquat ni des consommables qui commençaient déjà à exister à l’époque (et qui sont la norme de nos jours, comme s’ils avaient toujours existé). Par ailleurs, le personnel embauché n’était pas toujours à la hauteur, parfois sous-qualifié, sans les diplômes requis et d’un niveau scolaire de base non maîtrisé. Je me souviens de la fois où ma mère avait laissé des consignes écrites pour des médicaments en écrivant un truc du genre « ¼ de comprimé » et la jeune femme n’avait jamais entendu parler de ce genre de fraction. Une des choses qui l’épuisait le plus, c’était de bouger les malades, en particulier les grabataires du lit au fauteuil ou autres, alors qu’il n’y avait aucune aide mécanique et que la majorité de ses collègues avaient « autant de force qu’un pouillot ». Dans le cadre de son travail, ma mère était précise, incisive, entraînante et efficace. Ce n’était pas forcément facile de s’en rendre bien compte, mais plusieurs témoignages depuis 2018 de la part d’aides-soignantes et d’infirmières qui ont travaillé avec ma mère dans leur jeunesse viennent le confirmer. Mieux, elles appréciaient travailler avec ma mère plutôt qu’avec les autres qui étaient un peu molles, pas participatives et pas suffisamment organisées et rigoureuses. Je peux enfin ajouter que ma mère était une « piqueuse » réputée. Je ne parle pas des piqûres simples que n’importe quelle andouille réussirait, mais de certaines intraveineuses, prises de sang, poses de perfusions, notamment chez les personnes qui « n’ont pas de veines ». Elle était systématiquement appelée quand les autres ne réussissaient pas. Le fait d’appeler quelqu’un d’autre après deux échecs est classique. Mais elle, elle ne ratait pas ou du moins pas deux fois de suite !
Alors qu’elle était encore en activité, elle voulait aider dans des associations plus ou moins humanitaires (au moins une en tout cas), comme elle l’avait fait durant les années 1980 dans le cadre d’un jumelage de la commune avec une ville du Mali. Par exemple, elle s’occupait de collecter et trier des médicaments et il y avait du boulot car les gens apportaient des trucs entamés ou périmés. Ce genre de choses n’existe plus de nos jours ou plus sous cette forme. Ma mère avait laissé tomber quand le responsable (de l’association ?) avait cessé son activité (tombé malade) et parce que les autres ne tenaient pas la route. Une fois, à la retraite, elle aspirait à la paix et à se reposer et elle n’a rien fait de particulier dans ce domaine ni dans aucun autre. Elle n’a jamais su faire d’activités extra-domestiques. Toutefois, quand elle était en pays éduen, à la belle saison, elle passait de nombreux après-midis à se balader à vélo sur l’ensemble des petites routes du plateau d’Antully, qu’elle avait fini par connaître comme sa poche et pourtant, il y a de quoi faire. Elle marchait encore pas mal. Mais après 70 ans, ce fut complètement fini, elle ne pouvait plus (mal aux jambes dont les hanches, souplesse insuffisante…).
Ma mère n’a jamais été une grande lectrice, en particulier de romans. Toutefois, il y a eu des périodes où elle lisait pas mal de périodiques, en particulier deux revues d’infirmières pour lesquelles elle avait été longtemps abonnée et dont elle avait conservé tous les numéros au garage avec l’idée d’aller s’y replonger. Elle lisait aussi les revues auxquelles étaient abonnées ma grand-mère puis ma tante (La Vie et Les veillées des chaumières). En 1986, mes parents m’avaient abonné à la revue mensuelle « Science et vie » et je le suis toujours 37 ans après. Jusqu’en 2018, je lui rapportais toujours mes anciens numéros et elle les dévorait, en particulier les articles ou les numéros spéciaux consacrés à l’astronomie ou à l’astrophysique. Elle s’achetait d’ailleurs quelquefois des magazines traitant d’astronomie. Pour son départ en retraite, ses collègues lui avaient acheté une lunette astronomique. Elle s’y était intéressée au départ, mais la qualité, insuffisante, de l’engin avait de sérieuses limites (ce type de matériel optique doit être très qualitatif et est donc très cher, sinon, c’est rapidement décevant, ce qu’ignoraient ses collègues et mon père qui avait été mis dans la confidence).
Ma mère était une cuisinière assez ordinaire, mais il y a quelques plats qu’elle réussissait très bien, ainsi que certains desserts. En particulier, elle réussissait très bien le civet au lièvre. Et elle faisait des pâtisseries d’assez bonne tenue. Et un petit peu sur le tard, elle faisait une excellente pâte semi-feuilletée pour ses diverses tartes aux fruits.
Lorsque j’étais enfant, elle était assez exigeante sur le ménage, mais au fil du temps, elle s’en soucia de moins en moins, au point de ne plus y attacher d’importance (je ne parle pas de la période récente).
Je l’ai dit, elle n’était pas délicate et avait une certaine force et une bonne endurance physique. Les années après que mon père eut conclu le viager du dragon terrassé (il ne connaissait pas encore ma mère), il y eut énormément de travaux à faire, d’autant que le régisseur de mon arrière-grand-tante ne faisait rien et mes parents n’avaient absolument pas les moyens. Il fallut après 1965 réparer la digue de l’étang qui fuyait comme un panier (cela se voit sur une photo aérienne de 1963), débroussailler à la main (serpe et vonge = goyard = croissant) la digue puis la zone qui le sépare de la prairie de sorte qu’il a fallu attendre au moins 1978 pour rendre de nouveau l’étang visible depuis la maison (et cela, je vous assure que cela n’a pas de prix). Ma mère a traîné des branches en n’en plus finir pour faire des feux. Plus tard, elle apportera une large contribution pour dégager à plusieurs reprises les épicéas plantés entre 1968 et 1970 (une belle ânerie d’ailleurs, il aurait mieux valu ne rien planter – j’ai également participé aux travaux). Il avait aussi fallu retaper les deux maisons, dont une était une véritable ruine. Là, ma mère avait moins mis la main à la pâte, mais moi si et encore très jeune, au tout début des années 1980 – que de moellons de béton trimbalés – et jusqu’au milieu des années 1990.
Ma mère a toujours été un peu tête en l’air. Cet aspect, un peu légendaire et dont je suis aussi en partie l’héritier a été un de ceux qui avaient fait que je ne m’inquiétais pas, à tort, de ses pertes de de mémoire. Alors à quand remontent les premiers signes de sa maladie ? En 2016, c’était déjà évident (un sketch de perte de clés qui aurait dû m’alerter). Je pense que me suis laissé à penser que l’âge était le seul responsable « normal » de ses pertes de mémoire et c’est longtemps ce qu’avait dit le médecin. Tout se passait comme si l’âge exacerbait certains penchants naturels du caractère, mais cela ne m’inquiétait pas. Si je remonte beaucoup plus dans le temps, je me retrouve un certain 19 août 2006 avec un autre sketch, celui des chaussures perdues le jour de notre mariage à H. N’y avait-il pas déjà un souci ? À l’époque, j’étais loin de le penser et puis le contexte était très particulier : jour spécial, pas chez elle (maison qu’elle ne connaissait pas…). Je crois pouvoir dire qu’un tourant s’est cependant opéré dans les années 2005-2007 car c’est à cette époque qu’elle a presque entièrement arrêté de conduire. Je me souviens d’un épisode en 2007 où elle nous avait fait très peur en conduisant sur la route de Vézelay. Bon, j’avoue que mon père et moi n’étions pas tendre avec elle et ses erreurs de conduite et ce, de tout temps. Elle n’était pas une très bonne conductrice (conduite heurtée, trajectoire peu progressives) mais n’avait en principe jamais été un danger public (respect du code de la route). Un autre éventuel signe avant-coureur de ses problèmes cognitifs est peut-être la brutalité de certains gestes qui ont commencé à se révéler de manière plus aiguë à cette période. Avant cela, ma mère a toujours été un peu vive dans ses mouvements, ce qui l’a amenée à casser de nombreux objets pas très solides par ailleurs, c’est vrai. J’ai toujours connu ça et je déplore aussi ces fragilités. Mais cela s’est aggravé. Fromfrom n’a connu que cette période après aggravation et cela l’a toujours un peu agacé. L’exemple le plus typique : la façon d’apporter un plat lourd ou imposant sur la table et de faire le service en en renversant presque systématiquement un peu à côté. Bon, cela semble anecdotique et facile à dire a posteriori, mais cela m’apparaît à présent comme assez révélateur. A contrario de ce caractère « tête en l’air », elle avait aussi des formes d’intuitions, de fulgurances d’autant plus surprenantes qu’on pensait, souvent à tort, qu’elle « n’imprimait pas ».
Oui, j’aimais ma mère, y compris par certaines de ses formes d’outrances, son côté décalé, son côté avocat de l’orphelin ou du diable (par pur esprit de contradiction et dont j’ai également hérité). Je l’aimais aussi parce qu’elle se fichait totalement des apparences, du quand dira-t-on. Pour sa gentillesse essentielle. Tout cela s’est atténué petit a petit jusqu’à disparaître totalement ces dernières années. Cela fait longtemps que je n’ai plus vu cette générosité primordiale dans le regard de ma mère lorsqu’elle me considérait. La maladie a détruit tout cela et c’est sans doute ce qui m’aide à faire mon deuil de manière prématurée.