Il y a tout juste deux ans, un mercredi matin, en arrivant le premier au travail (dans un bâtiment isolé), je faisais la découverte d’une collègue qui s’était suicidée par pendaison dans son bureau. J’avais vu son corps depuis le haut des escaliers à une distance de 5-6 m. Pris de panique et totalement incrédule après ce que je venais de voir, je me retrouvais d’un bond dans le bureau d’une collègue d’un autre bâtiment en train de lui dire (je ne sais comment ?) ce que je venais de voir et d’aller vérifier si je n’avais pas eu des hallucinations. Elle s’exécuta immédiatement. Il m’était totalement impossible de remettre le pied dans le bâtiment où j’avais découvert le drame. Suivirent le déclenchement de l’alerte, l’arrivée de pompiers et de la police. Entre temps, je m’étais réfugié dans le bureau d’autres collègues. Je n’avais jamais été autant abattu. Au bout de quelques dizaines de minutes, la police me fit demander. Constatant que je n’étais pas tout à fait en état, on me fit monter dans l’ambulance, on me donna un calmant ou je ne sais quoi d’autre et c’est là que l’inspecteur de police m’interrogea. A cet instant déjà, la police savait déjà ce qui s’était passé, que ma collègue s’était donnée la mort la veille au soir ou dans la nuit et qu’il n’y avait aucune espèce d’ambiguïté sur son suicide tant il y avait profusion de preuves : plus d’une dizaine de lettres qu’elle avait laissée sur son bureau dont une qui m’était adressée. Constatant que le risque d’évanouissement était écarté, je fus libéré. Mes collègues prirent soin de moi (je n’oublierai jamais comment certaines personnes peuvent révéler des qualités en certaines circonstances). Le reste de la matinée fut consacrée à une réunion d’information pour l’ensemble du personnel à laquelle je ne devais pas participer, vu mon état. Pour les principaux témoins, l’après-midi fut consacrée à une déposition au commissariat, puis, revenu sur le lieu de travail à une entrevue avec un psychologue qui se révélera plus tard assez peu utile. La suite de la soirée se déroula chez des collègues, parmi les plus proches de la victime. Une soirée passée à s’interroger, à ne pas comprendre ce geste, malgré des explications pas très cohérentes. La soirée terminée, n’osant pas avouer l’état intérieur dans lequel je me trouvais alors qu’on me proposait le gîte, je rentrai, seul chez moi. Juste un nouvel appel à mes parents qui ne s’imaginaient pas nécessairement l’état réel dans lequel je me trouvais. Et puis une nuit de cauchemar éveillé. Les images d’un corps quasi désarticulé tel un pantin, d’une corde, surtout d’une horrible corde. Des images obsédantes. Le psy nous avait dit qu’il fallait parler, ce que nous fîmes, toujours pour échafauder des hypothèses ou à la quête de vaines explications. Les jours qui suivirent, je ne pus travailler. Heureusement, le week-end qui suivit, je me rendis à un stage à Rennes avec des collègues, ce qui permit de me dépayser un peu. Les semaines qui suivirent ne furent pas extraordinaires, tant les souvenirs majoritairement mauvais remontaient régulièrement à la surface. Quand j’arrivais le premier au bureau le matin, j’ai eu longtemps l’appréhension de découvrir un nouveau pendu. Cependant, au fil des semaines, la douleur s’estompa. Elle ne revit le jour qu’un peu plus tard lorsque je dus aller sur le terrain à des endroits que j’avais parcouru avec ma collègue disparue. Les larmes me venaient régulièrement lorsque je me trouvais seul, comme si elle avait été encore avec moi. Et qu’on le veuille ou non, malgré toutes les dénégations, toutes les preuves que toute action pour la sauver auraient été infructueuses, on finit par culpabiliser à nouveau, on n’arrive pas à faire le deuil.
Et parallèlement, à la suite de son suicide on apprend qu’elle était atteinte d’une dépression masquée, qu’elle savait toujours donner le change, qu’elle avait préparé son suicide minutieusement de longue date, qu’elle n’avait probablement jamais ouvertement pleuré de sa vie. On sait déjà qu’elle vivait seule, qu’elle avait une vie extrêmement stricte, réglée comme du papier à musique, qu’elle a votre âge, qu’elle a probablement un problème d’identité sexuelle. On se rend compte que par certains côtés, on était bien proche d’elle. Qu’on est peut-être passé à côté de quelque chose qui aurait peut-être évité tout cela, si on avait été moins timide, si on avait osé révéler ses émotions, voire plus… On souffre de tout cela, c’est le grand remue ménage intérieur, on se remet en question, on s’interroge sur le sens de sa vie, on a le vertige. On sait que l’on n'a pas une âme suicidaire, mais on a peur du vide, de l’avenir, de finir vieux con.
Alors, un processus se met en place, avec pas mal de chaos tant il y avait de murs à faire tomber, de timidités à domestiquer, d’identités à révéler… Bien sûr, sur le chemin, il y eut des imbéciles, des profiteurs et de fieffés menteurs. Mais on finit par faire des connaissances désintéressées et bienveillantes. Le destin finit par vous sourire, et à la suite d’un ultime pied au derrière paradoxalement amical, on fait la connaissance de sa moitié, mais là, il s’agit d’une autre histoire…