On était au cœur de l’été. Avec le soleil déclinant, le vent qui avait animé la journée, se calmait enfin, comme par enchantement. La chaleur, accumulée durant toute la journée, commençait à rayonner, délivrant une douceur sereine, imprégnant chaque brin d’herbe, chaque bouquet d’arbres. Les hirondelles, prises d’une folie collective, arrivaient par escadrilles entières afin de se désaltérer et se baigner sur l’étang. Le miroir était encore perturbé par des mouchages de rotengles, tentant, avec des réussites diverses, de gober des diptères noyés ou d’autres hyménoptères en voie de perdition. Les lapins, les lièvres hésitaient encore avant de sortir de leurs repaires. Seuls les ramiers et autres colombins se risquaient de bosquets en fourrés afin d’aller étancher leur soif à la source. Les ombres des grands frênes s’étiraient interminablement sur la pâture. Les enfants s’amusaient à imiter des géants en regagnant leur foyer, alourdis d’une friture de gardons et d’une poignée de grenouilles attrapées à grande peine sous le cagnard de l’après-midi.
Le dîner terminé, Charles, craignant la rosée, chaussa à nouveau ses bottes en caoutchouc et se couvrit d’un paletot noir. Il ne faisait pas encore nuit, mais la lumière électrique avait envahi la maison depuis un bon moment déjà. Il sortit. D’un pas feutré, il avança sur la grande pâture avant de faire un crochet pour longer la grande haie double que la nuit n’avait pas encore noircie. Il était déjà à plusieurs centaines de mètres de la maison qu’il entendait encore des éclats de voix des convives que n’arrivaient pas à couvrir la symphonie « ranesque » de l’étang. Avec l’humidité qui tombait enfin, la raideur diurne des chaumes et autres touffes graminéennes s’était muée en une souplesse caressante que les bottes de Charles contrariaient à peine.
Furtivement, Charles se retrouva bientôt sur la chaussée de l’étang. La lueur résiduelle du soleil se reflétait encore, comme capturée par l’onde sombre de l’étang. La gaule à carpe, tendue avec une précision scientifique et horlogère depuis le milieu de l’après-midi était toujours là. Charles, depuis un moment déjà, s’était aperçu qu’un « départ » avait eu lieu lorsqu’il avait traversé la mégaphorbaie à reine des prés, jouxtant l’ancien embarcadère. Il avait donc dû hâter le pas, sans pour autant provoquer la moindre vibration fatale. D’une main fébrile mais assurée, il se saisit de la vieille Shakespeare, fit faire quelques tours au gros moulinet clusien, puis dans un mouvement ample et décidé, pratiqua un ferrage appuyé. A une bonne centaine de mètres de là, tel un sous-marin nucléaire en plongée profonde, on ne fit mine de rien, comme lorsqu’on engloutit un petit chalutier par inadvertance. Cependant, sur la berge, Charles se livrait à une course effrénée contre la montre. Décimètre par décimètre, mètre par mètre, le monofilament de polyamide s’enroulait, s’entrecroisait sur la bobine. Le scion, la canne entière se transformait en une improbable parabole. Les anneaux éprouvés brillaient au son de la lune qui se levait enfin. Les tours de la puissante manivelle se faisaient de plus en plus pénibles. Enfin, à trente mètres de là, Charles aperçut un remous puissant parmi l’eau lourde et noire. Alors que le poisson semblait vouloir se faire plus coopératif, Charles se saisit de l’épuisette à long manche et la disposa devant lui entre deux eaux. Mais à la reprise de contact, la carpe se lança dans un « rush » sourd et profond, irrésistible. Charles, pour ne pas rompre, dut abandonner une bonne quinzaine de mètres, pourtant chèrement acquis. La lumière se faisait de plus en plus rare, mais Charles ne craignait nullement ce détail. Ce qui l’inquiétait davantage, c’était de ne point casser au dernier moment et surtout de réussir à glisser le filet de l’épuisette au bon endroit au bon moment, alors qu’il avait déjà besoin de ses deux mains pour venir à bout de la récalcitrante créature des fonds.
Quelques minutes plus tard cependant, la victoire fut totale : la carpe reposait sur l’herbe. Alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux, Charles eut une pensée bienheureuse. En contemplant la voûte de feuilles de chêne qui marquait une découpure parfaite sous le ciel étoilé, Charles revit ses ancêtres à la pêche au même endroit. Comment ces derniers auraient-ils pu imaginer leur descendant en train de faire ce truc de dingue en pleine nuit ? A cette pensée, il rit en silence. Son seul souci maintenant était de satisfaire enfin son épouse Pétronille, qui raffolait de carpe en meurette.