En ce matin de mai, le jour se levait à peine dans la vallée, entièrement baignée d’une brume épaisse. Seuls le Laré, le Mizieux et au loin, la silhouette du Bois du Roy émergeaient de ce voile de ouate inconsistante. Ces monts, assombris par les sapinières et autres pessières sommitales, imposaient une ambiance austère et lugubre à cette scène alluviale. Après le méandre, la rivière s’élargissait, courrait sur radier de galets et de graviers avant d’entamer une chute, provoquant en aval une vaste mouille ombragée par une ripisylve dominée par les frênes1 et les chênes2.
Encore blottie sous une souche d’aulne3 où elle avait passé la nuit, la truite4 alla se dégourdir les nageoires. Elle fit le tour complet de la mouille et de ses annexes, ne dédaigna pas un traîne-bûche5 pour se mettre en appétit. Ayant terminé l’inspection de son territoire, la mouchetée alla se poster face à la cascade. Elle était de taille honorable, dans la pleine force de l’âge et affronter les pires tourbillons, remous, vortex et autres bouillonnements du courant ne l’impressionnait guère, d’autant que la belle avait trouvé un lieu idéal derrière une grosse pierre où comme par magie, le courant s’annulait. Elle était donc positionnée dans l’un de ses postes de prédilection où elle pouvait, dans un confort certain, attendre la manne d’éphémères qui n’allait pas tarder à se manifester. Le festin matinal allait donc pouvoir commencer.
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Le soleil commençait à envoyer quelques rayons derrière le Mizieux. Au fur et à mesure qu’il montait sur l’horizon, la brume qui pesait parmi la vallée se réduisait comme si l’astre du jour venait rétablir l’ordre que les démons de la nuit étaient venus mettre à mal. Les gouttes de rosée perlaient au soleil, reflétant à la fois la silhouette conique des houppiers d’aulnes et les panicules rassurantes des vulpins6. Un chevreuil, qui avait passé une bonne partie de la nuit à brouter parmi les prairies du comte, terminait son dessert de jeunes pousses des fayards7 qui se risquaient dans un pian qui prolongeait le versant de la grande forêt. Maintenant que la lumière n’était plus suspecte de la présence de spectres fugitifs alliés, il lui fallait penser à s’éclipser en regagnant le cœur de la forêt, mais les jeunes pousses sucrées et fermentescibles l’avaient enivré. Aussi, lorsqu’il eut enfin décidé d’aller se mettre à couvert, ses bonds quelque peu désordonnés et sa lucidité altérée par son ivresse ne lui permirent pas de remarquer la présence du collet qui l’étouffa dans un râle de désespoir qui résonna jusqu’à la Forêt de Glenne.
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La truite, d’habitude si rusée, méfiante, goûtant tout avant de se décider à avaler, vit enfin arriver les éphémères dont elle se gava avec une délectation non mesurée. Quelques mètres plus haut, venait de se poser à la surface de l’onde, une espèce particulière de mouche de mai. Aussitôt, l’insecte se mit à dériver librement dans la veine de courant, et malgré les perturbations chaotiques diverses du courant, elle arriva exactement en face de la pierre qui ornait le fond de la mouille. La mouchetée, à qui rien n’échappait, l’avait vue venir. Elle lui paraissait d’une taille supérieure à ses congénères, mais il lui fallait profiter en toute hâte de cette manne exceptionnelle. D’un coup de nageoire caudale fulgurant, elle décolla du fond pour bondir sur la proie, sortant à moitié de l’eau pour l’occasion. Elle se saisit de l’éphémère avec une vigueur incroyable. Mais à cet instant précis, alors qu’elle s’apprêtait à l’engloutir, une résistance se fit sentir, comme si l’insecte voulait lui échapper. Alors qu’elle cherchait à regagner le fond au plus vite, la résistance se fit plus forte encore et elle ressentit une forte douleur dans la mâchoire. Elle comprit vite qu’elle était perdue et qu’il lui fallait trouver une parade au plus vite. Avec la célérité de l’éclair, elle se rua vers l’aval dans la plus forte veine de courant, démultipliant ainsi sa force. Ce fut une réussite, la résistance était devenue bien moindre. Mais le répit fut bref et elle ressentit à nouveau une violente traction de l’amont. La truite eut donc moins d’une fraction de seconde pour tenter de rejoindre son abri sous l’aulne où elle pourrait à loisir se défaire de sa laisse en faisant quelques tours morts autour des racines. Elle progressait donc lentement vers sa cache, mais la résistance était terrible et les forces commençaient à lui manquer. Voyant qu’elle ne pourrait jamais atteindre son objectif, elle décida d’un coup d’éclat pour tenter de détourner l’attention. Au lieu de tirer dans le sens où on voulait l’empêcher d’aller, elle rendit du mou, effectuant un saut splendide hors de l’eau avant de replonger rageusement en direction des remous les plus terribles sous la cascade.
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A cet instant, on entendit une clameur monter parmi les feuilles d’aulnes et de benoîtes8. Cette clameur, c’était un juron du Cépiau. Jusqu’à présent, rien ni personne n’avait pu soupçonner sa présence. La situation était suffisamment délicate pour qu’il s’autorise à quitter son poste pour rejoindre la berge en contrebas de la chute d’eau. La truite était d’une taille assez exceptionnelle et se défendait avec une vigueur inhabituelle. Et voilà qu’elle était littéralement collée au fond. Elle pouvait à tout moment rompre la ligne en érodant le fil de nylon le long des pierres. A force de tirer sur la gaule, le Cépiau finit quand même par ressentir de lourds mouvements de fond qui augmentait d’amplitude. Un nouveau départ sournois dans le courant se produisit. Le Cépiau laissa filer avant de contrôler le mouvement avec une vigueur autoritaire. Il décrocha alors son épuisette raquette et malgré des débats et autres nouveaux essais de fuite, il réussit enfin à diriger le poisson vers l’engin qui allait la mettre au sec.
Malgré ses nombreuses expériences passées, le Cépiau ne se lassait jamais de ses poussées d’adrénaline lorsqu’on ignore jusqu’au dernier moment si sa proie, dans un dernier sursaut ou une ultime ruse, va lui échapper ou non. La mouchetée rejoignit ses congénères dans le panier d’osier, mais comme elle en dépassait assez largement, il la disposa sur un lit de fougères9 dans sa poche dorsale. Il ramassa le chapeau qu’il avait perdu dans la bataille et dit : « Toi, ma carne, tu m’en a fait baver. Depuis le temps que je te convoitais. Tu m’as obligé à me lever depuis Saint-Patriare-Jacquet10 et tu m’as tombé le chapeau. Tu finiras donc en filets pour le repas de dimanche ».
A suivre.
1 : Fraxinus excelsior L. (Frêne commun)
2 : Quercus robur L. (Chêne pédonculé)
3 : Alnus glutinosa (L.) Gaertn. (Aulne glutineux)
4 : Salmo trutta Linnaeus, 1758 (Truite commune), souvent dénommée Truite fario, il s’avère que les truites de rivière (fario), de mer ou de lac, appartiennent à la même espèce et ont le même patrimoine génétique. Les différences morphologiques ne correspondent qu’à des formes liées à leur habitat, à leur lieu de vie, à leur caractère migratoire optionnel.
5 : larve d’insecte de l’ordre des Trichoptères (phryganes), dont la plupart portent un fourreau plus ou moins cylindrique à conique, fait de débris organiques ou minéraux dans lequel ils s’abritent. On les appelle aussi porte-bois ou porte-faix.
6 : Alopecurus pratensis L. (Vulpin des prés)
7 : Fagus sylvatica L. (Hêtre)
8 : Geum rivale L. (Benoîte des ruisseaux)
9 : Athyrium filix-femina (L.) Roth (Fougère femelle)
10 : potron-minet, très tôt le matin, avant la pointe du jour