Le Cépiau (3)
Le Cépiau avait hérité de son père toutes les ruses, toutes les astuces de la braconne. Du vivant de son père, ils avaient berné la maréchaussée à plusieurs reprises. Il se souvenait souvent de cette fois où traquant les lièvres sur les terres enneigées du comte, ils avaient utilisé des chaussures à semelles inversées. L’adjudant Emmanuel s’y était cassé les dents et s’était juré de ne plus jamais se faire avoir. Seulement voilà, les Raboliots frappaient toujours là où on ne les attendait pas, et surtout, c’était de vraies anguilles insaisissables. Emmanuel dut se contenter de vulgaires seconds couteaux du braconnage. C’est vrai qu’en ce temps là, nombreux étaient les paysans qui pratiquaient le braconnage pour vivre, pour améliorer l’ordinaire, enrichir les repas de protéines sauvages.
Le Cépiau, lui, gagnait parfaitement sa vie et le braconnage n’était que la face cachée de son statut de chasseur et de pêcheur. Il ne braconnait que par habitude, par le simple côté pratique et rapide pour trouver son repas de la semaine. Mais il braconnait aussi et surtout pour braver les interdits et aller défier les nantis sur leurs terres. Bref, il s’agissait d’une forme de sport.
Le Cépiau était du genre anarcho-communiste et bien sûr, il était en guerre contre l’Église, en particulier le curé de la paroisse, le père Jean. Ce dernier, issu de la droite la plus réactionnaire, ne se gênait pas d’intervenir activement dans les campagnes électorales. Ses prêches lors des messes étaient bien connus, mais l’évêque d’A. fermait les yeux. Le père Jean avait toujours soutenu le comte qui était maire de la commune déjà depuis une vingtaine d’années. Le Cépiau n’était pas le seul ennemi du curé mais il incarnait le mal : il n’allait jamais à la messe, moquait ouvertement la religion et surtout, on l’avait vu à plusieurs reprises complètement ivre, écumant les bistrots. Une fois, on l’avait même retrouvé endormi le long d’un fossé, complètement soûl. Ceci dit, le Cépiau était très rarement en veurde. Il n’en demeurait pas moins que le curé lui vouait une haine féroce depuis le jour où le Cépiau l’avait ridiculisé en public.
Le Cépiau avait réussi à se tisser un cercle de relations et d’amitiés fort utiles. Bien sûr, cela n’était pas gratuit. Il était copain avec le capitaine de gendarmerie, cela valait bien de temps en temps, un lièvre, un beau brochet ou une bourriche de truites. En revanche, avec Robert, l’ingénieur des eaux et forêts, il s’agissait d’une véritable amitié. Une amitié vieille de dix ans : à cette époque, Robert venait d’être nommé à A. Ils s’étaient connus le jour où Robert, averti par un de ses gardes, avait débarqué chez le Cépiau, aux Ravatins. Une simple visite de courtoisie, mais Robert voulait se rendre compte par lui-même. Le Cépiau accueillit Robert en grandes pompes, il lui offrit un verre de Pommard. Cela ne pouvait pas mieux tomber, Robert était un amateur éclairé des nectars bourguignons. Alors qu’ils discutaient, Robert entendit un bruit qui venait du dessous de la table. Un bruit qui se répéta. Le Cépiau se sentant pris, mit immédiatement cartes sur table, il se pencha et posa sur la table une grosse bourriche remplies de truites qui venaient à peine d’être prises et frétillaient encore. Robert éclata de rire. Ils trinquèrent et Robert repartit avec sa friture. Ils devinrent de grands amis. Deux fois par an, ils partaient en veurde sur la Côte : une fois pour la Saint-Vincent tournante et une fois juste avant les vendanges. Ils en profitaient pour aller se ravitailler en vin chez des propriétaires connus de longue date.
Le Cépiau coulait donc des jours heureux. Seulement son adresse, son insolence attisait pas mal de jalousies au village.
A suivre.
* en veurde : en fête, tournée joyeuse et arrosée
* Côte : côte bourguignonne, en particulier les Côte de Nuits, Côte de Beaune, Côte chalonnaise.