Une lettre de 69 ans
J’ai retrouvé une lettre chez mes parents (qui n’était pas perdue mais aurait pu être mise à la poubelle) que ma grand-mère Jeanne a écrite le 24 novembre 1950 à son fils aîné (André) qui faisait son service militaire en Allemagne. Ce fils, elle ne l’avait revu tout au plus que quelques rares fois depuis 1940 et sans doute en coup de vent. Il vivait avec son père et était aussi sous l’emprise du curé de la paroisse (La Celle-en-Morvan), sa mère étant considérée dans tout le village comme une mauvaise mère suite à son divorce. A l’époque, les mères n’avaient pas les droits qu’elles ont aujourd’hui, surtout avec un père déficient. Heureusement, mon père et sa sœur avait suivi leur mère dans la Loire (Rive-de-Gier) suite à la mutation du nouveau futur mari de ma grand-mère (Maurice Renault). Et puis, c’était la guerre et on ne peut définitivement pas comparer avec la situation actuelle…
Cette lettre est la seule du genre et elle a avait été retrouvée chez le père d’André car André est mort en 1986 (de mémoire) et avait donc dû récupérer cette lettre à sa mort, laquelle a été conservée jusqu’en 1991.
Je reproduis donc la lettre de ma grand-mère, en retirant les fautes d’orthographe (elle n’était allée à l’école que jusqu’à 12 ans) et en ajoutant la ponctuation. Elle a 44 ans lorsqu’elle écrit à son fils de 20 ans. En italique entre accolades, des précisions de ma part.
Rive-de-Gier, vendredi 24 novembre
Mon Cher André,
Depuis quelques jours, je remets à t’écrire, mais le temps passe, ce n’est pas pour cela que tu es oublié, bien au contraire, nous parlons de toi et nos pensées de suivent. Aujourd’hui, nous avons reçu une lettre de notre mémère {la mère de ma grand-mère, restée dans le village du Morvan} qui nous donne ta nouvelle adresse. Nous sommes heureux de te savoir en bonne santé. J’espère que tu ne seras pas trop malade de tes piqûres ; tu nous raconteras cela car j’espère que tu nous donneras toi-même de tes nouvelles. Si tu as besoin de quelque chose, dis-le car tu sais bien que tu es pour moi et même Maurice, autant que ton frère et ta sœur : tu nous diras ta vie à la caserne et si tu es bien nourri. J’espère que vers toi, il ne fait pas trop mauvais, ici il pleut un peu mais presque rien et pas froid, c’est toujours ça. Roland {mon père qui avait 14 ans} travaille bien à l’école, toujours quelques fautes ; il est 9e sur 33, ce n’est pas bien mal. Il fait 2 heures d’atelier par jour, enfin il te racontera, je le ferai écrire. Mireille {ma tante, alors âgée de 11 ans} fait ce qu’elle peut, mais n’a pas encore eu de classement. Quant à ton beau-père, lui roule toujours {mécanicien SNCF sur machines à vapeur, autrement dit, l’équivalent des conducteurs de train actuels} et moi comme d’habitude, je reste à la maison.
Je vais te quitter mon Cher petit André en te disant surtout fais bien attention à toi et prends soin de ta santé. Nous nous joignons tous les quatre pour t’envoyer toutes nos amitiés et nous t’embrassons tous bien fort.
Ta maman qui ne t’oublie pas et à bientôt de tes bonnes nouvelles.
Excuse mes fautes.
Jeanne
Voici l’adresse : Renault – 35 grande rue Feloin, Rive-de-Gier, Loire.
J’avais déjà vu cette lettre auparavant, mais je ne l’avais pas lue, contrairement à cette fois. Et certains mots m’ont ému. Ma grand-mère faisait semble-t-il un nouvel effort pour entrer en contact avec son fils aîné, profitant peut-être qu’il était au service militaire, donc pas sous l’influence de son père et du curé. Je ne sais pas s’il lui a répondu cette fois-ci, mais je sais qu’il n’y a presque plus jamais eu de contact puis plus du tout après. Il refusait le contact avec ses frère et sœur. Il est mort quand j’avais 16 ans et je n’ai jamais entendu ma grand-mère parler de lui (ni de mon grand-père biologique, mais ça c’est davantage compréhensible). Cela a été une blessure épouvantable pour elle, de sorte qu’elle avait fini par faire un « black-out » complet et définitif.