Belles invasives
Karagar m’a demandé des explications sur les plantes exotiques envahissantes (ou invasives). Je ne donnerai qu’un exemple que je connais plutôt bien (il s’agit d'un exemple précis, mais le raisonnement est facilement extrapolable).
Autrefois, dans les chenaux secondaires de la Loire, les boires et bras morts, on trouvait des communautés végétales et donc des plantes intéressantes et diversifiées. On en connaît grossièrement les espèces citées dans les vieilles flores et les catalogues de plantes, mais on n’a presque jamais la composition floristique précise, ni véritablement une approche quantitative ou semi-quantitative rigoureuse. On est donc obligé de s’en tenir à des hypothèses ou aux témoignages de vieux botanistes. Pour diverses raisons liées à la pollution des eaux et notamment l’enrichissement trophique très excessif des eaux, à la dégradation des conditions hydrogéomorphologiques et sédimentaires du fleuve, ces plantes et végétations se sont beaucoup raréfiées ou ont complètement disparu. Notons, chose aussi paradoxale que les surfaces en eau ont aussi diminué (moins de chenaux, moins de bras morts et boires et plus de variations des niveaux d’eau).
Il en a résulté que les espaces aquatiques d’eaux stagnantes ou peu courantes ont constitué une « niche écologique » vacante du point de vue végétal. Qui en a profité pour exploiter les ressources trophiques ? Dans un premier temps, les algues, qu’elles soient filamenteuses plus ou moins fixées ou encore benthiques, mais également planctoniques, diminuant encore la transparence de l’eau, normalement indispensable à la photosynthèse des plantes aquatiques vasculaires immergées. Et dans un second temps, pour ainsi dire, ces espaces ont pu être colonisés par des plantes vasculaires peu ou pas sensibles à ces conditions trophiques et à leurs effets induits. Cela peut concerner certaines plantes indigènes dans quelques cas, mais parfois des plantes exotiques à fort pouvoir de colonisation. Ainsi, sur la Loire, on a vu exploser dans ces espaces deux espèces de jussies : Ludwigia peploides (Kunth) P.H. Raven et Ludwigia grandiflora (Michaux) Greuter & Burdet (uniquement la seconde sur les photos). C’est pas moche. Notons que ce sont les deux seules espèces végétales interdites à la vente en France, à cause du lobby des marchands de plantes. J’espère que l’on ira un peu plus loin pour les espèces qui posent véritablement problème (il n’y en a pas tant que ça en France).
Maintenant que ces espèces sont bien installées presque partout sur le cours de la Loire, il est peu probable que l’on puisse les voir régresser même si la qualité de l’eau s’améliorait davantage, tant leurs stratégies de colonisation et de monopolisation des ressources sont efficaces. Encore qu’il ne faille jurer de rien : si la qualité de l’eau devenait très bonne, des plantes aquatiques indigènes pourraient reprendre du poil de la bête et venir concurrencer les belles invasives. Et par ailleurs, les exotiques pourraient voir arriver des prédateurs ou des parasites qui n’existent pas encore aujourd’hui.
On m’a plusieurs fois expliqué qu’à tel endroit, les jussies avaient tout étouffé, qu’il ne restait rien des anciennes populations de plantes indigènes rares. C’est vrai que celles-ci se ont régressé, mais je les ai toujours retrouvées. Pour combien de temps, je ne sais pas. Je ne suis pas en train de dire que les jussies ne sont pas un problème, loin s’en faut, mais dans certains cas, il ne faut pas confondre l’œuf et la poule. Et que n’a-t-on pas agi avant, quand on pouvait encore faire quelque chose ? Durant de longues années, les pouvoirs publics ont parfaitement ignoré le problème, et même une bonne partie du monde scientifique académique. Certains naturalistes tiraient pourtant la sonnette d’alarme depuis longtemps. Encore au milieu des années 1990, tout le monde s’en moquait. J’ai fait moi-même des courriers pour avertir les services des routes pour dire qu’il y avait des remblais de bords de route qui posaient problème avec Reynoutria japonica Houtt. (Renouée du Japon) et on ne m’a accordé aucun crédit ; aujourd’hui, les services des routes me demandent conseil pour faire quelque chose pour lutter contre. En effet, dans la seconde moitié des années 1990, cela a commencé à devenir une préoccupation importante, alors qu’il était bien souvent trop tard et que certaines actions mises en œuvre étaient nécessairement vouées à l’échec. Et parfois, la lutte contre les invasives a justifié tous les excès, même chez certains écolo pour qui la fin justifiaient tous les moyens. Heureusement, ces excès sont aujourd’hui sont largement derrière nous. On progresse tous les jours.