Champ de bataille
Elle virevoltait au gré du vent. Ce vent du nord, si fort en cette saison, n’inquiétait pas le roi des fanges, lui qui avait vu passer sans sourciller tant de tempêtes depuis tant de décennies. Pourtant, là-bas, de l’autre côté des grandes mouilles, dans le prolongement des prés de la Grande Meuraille, la tempête de l’automne dernier avait eu raison des princes locaux, laissant le champ libre à de nouvelles conquêtes.
Elle virevoltait donc, tourbillonnait, volait. Tantôt elle faisait mine de décliner, de se décider à atterrir, mais les aquilons, dans un regain d’intensité la propulsaient soudainement à des altitudes jamais encore atteintes. Cent fois, elle manqua de se prendre dans les pâtures de la Coiffe au Diable, de se prendre dans les filets tissés par les grandes haies, de s’abîmer dans les eaux de l’Étang aux Moines. Mais par de prompts rétablissements, elle poursuivait sa route aérienne, défiait tout pronostic aérodynamique. Elle prit une altitude inespérée et passa le crêt du Galibard. Puis, se voyant comme soudain privée de son carburant dont elle s’était gavée jusque là, elle crut que ses ailes s’étaient brisées. Lentement, mais sûrement, elle perdit de l’altitude, espérant toujours le secours inespéré d’un soubresaut éolien. Rien n’y fit, le vent s’était anéanti derrière la crête et seule sa vitesse initiale lui permettait d’ajuster sa trajectoire, jusqu’à son dernier souffle.
Elle, d’essence anémochore, avait été taillée pour la course éolienne, et cela faisait des centaines de milliers, des millions d’années qu’il en était ainsi. Elle qui, génétiquement, avait été programmée pour être une pionnière, une exploratrice, une conquérante de nouveaux espaces, de terres inconnues, parfois hostiles, de contrées inhospitalières. Mais quel succès cependant. Non pas le succès de cette pauvre petite propagule, de cette insignifiante diaspore, mais la réussite de dizaines de milliers d’entre elles. Quelle était la probabilité pour qu’elle échoue ici dans ce formidable chablis ? Infinitésimale. Rares étaient ses consoeurs à avoir eu cette chance. La plupart avaient ridiculement fait un saut de puce aux pieds de leurs parents : une honte pour des conquérantes au long cours. Les autres, emportées dans l’onde de la rivière qui les avait vu naître, précipitées dans la forêt sombre où les hêtres ne toléraient aucune forme de vie à part la leur, empêtrées dans les chaumes et le feuillage d’une moliniaie, leur interdisant pour toujours d’atteindre la terre promise.
Elle, c’était cette graine dans ce fruit ailé du bouleau verruqueux.
Elles étaient bien quand même quelques centaines à avoir élu domicile dans cette trouée. Mais à présent, l’automne était proche, il convenait de se préserver de cette faune fouisseuse du sol, de l’appétit de quelque granivore affamé. Et survivre. Survivre aux chutes des fougères aigle fragilisées par les premières gelées, aux coups de boutoirs de la compagnie de sangliers. Et résister. Résister au froid, au gel hurlant, à la neige cinglante.
Combien allaient tenir le coup ? Fort peu. Mais peu importe, aux premières lueurs du printemps, toutes mettaient tout en œuvre pour germer, se développer, s’ancrer dans la terre nourricière pourtant si pauvre. Rien n’était pourtant désormais en mesure de mettre la plantule à l’abri de quelque prédateur.
La plantule se développa néanmoins, à une vitesse folle. Pour elle, c’était une effroyable course contre la montre qu’elle ne gagnait pas toujours contre les fougères aigle, ces vulgaires herbes monopolistes et taillées pour la croissance printanière. Ces dernières pouvaient effectivement s’assimiler à une redoutable arme de destruction massive parmi les jeunes « brosses » de bouleaux. Mais elle connut aussi quelques alliés. Parmi eux, les genêts à balais. Certes ces derniers pouvaient dans leurs jeunes années s’avérer être de rudes concurrents, mais en définitive, ces cousins pionniers se révélaient être des amis en livrant bataille contre les fougères, mais aussi en contribuant à enrichir le sol.
D’année en année, le bouleau prit de l’ampleur. Voici qu’il faisait maintenant quelques mètres de hauteur. Il était presque venu à bout de tous ses adversaires. Seuls quelques trembles se pavanaient encore çà et là. Mais une autre menace se profilait : celle de la concurrence avec ses congénères. Heureusement, sa graine avait eu la bonne idée d’arriver là dès la première année après le chablis. Or, dans de telles circonstances, une année de plus peut fournir des avantages considérables, ceux d’une taille légèrement supérieure, d’un feuillage plus haut et plus dense. C’est la loi de la boulaie, c’est le plus fort qui gagne. Et il triompha. Non, il ne mit pas à mort directement ses collègues spécifiques, mais il leur livra une guerre d’usure : la guerre photosynthétique d’abord, mais aussi la guerre de l’eau et des nutriments puisés dans le sol. Les autres végétèrent, déclinèrent, s’étiolèrent. Lui, par dessus les perdants, put étaler sa canopée fuselée.
Pendant que se livraient ces différentes batailles pour le ciel, la terre et l’eau, un intrus était apparu. Tel un coucou, il avait profité de la chaleur de la niche établie par ses prédécesseurs. Non, il n’était pas un parasite, mais en bon post-pionnier, il s’était installé à la faveur d’un bon humus enrichi par la litière issue du feuillage des bouleaux et avait pris en dessert les composés organo-minéraux de décomposition de strate herbacée vernale. De plus, loin d’y voir une gêne excessive, il s’était fort bien accommodé d’un léger couvert protecteur. Oh, il n’avait pas investi dans une forte croissance verticale, il n’était pas pressé. Il se contentait d’assurer ses arrières, misant sur la robustesse de son jeune tronc.
Les bouleaux atteignaient désormais des sommets que personne n’osait contester. Des charmes avaient bien essayé de leur disputer cette suprématie, mais rien ne semblait désormais être en mesure de livrer bataille. Du haut de leur vingtaine de mètres, ils étaient déjà devenus de prolifiques reproducteurs. Mais en sous-bois, la révolte silencieuse sourdait. L’armée de l’ombre était constituée, dans les lieux les plus humides, par les frênes et sur les buttes ressuyées, par les chênes bientôt secondés par les hêtres.
Mais en attendant, la vie était belle et insouciante pour la gente boulesque. On disséminait à tout vent, on enchantait le voisinage par les douces ondulations de ses rameaux, on en mettait plein la vue avec son feuillage doré automnal. Même l’hiver, on se payait le luxe de rendre ses voisins jaloux grâce à sa belle écorce blanche. Certes cette dernière finissait bien par se crevasser, mais Maître Bouleau n’en gagnait que plus de maturité, de charme…
Mais une telle impudence se paye. Les acteurs de l’ombre, arrivés eux en petits nombre, avaient livrés moins de batailles et étaient frais pour en découdre. Les jusqu’ici dominés avaient accumulés leurs forces sous la canopée boulesque. Ils ne rêvaient que d’affronter les hautes tiges. Ils avaient d’ailleurs fourbi leurs meilleures armes, à commencer par tout un arsenal chimique. Car oui, certains d’entre-eux avaient inventé le phytocide avant l’heure et avaient décidé de s’en servir même contre eux-mêmes s’il le fallait. Ceux-là même qui avaient décidé de croître en paix et en silence, trouvant alors enfin la lumière, se mirent à déployer leur canopée avec frénésie et délectation. Leurs branches d’abord ténues devinrent vite charpentières. Ils occupèrent l’espace interboulesque, rien ne devant leur échapper. Les bouleaux, quant à eux, étaient incapables de mener bataille grâce à l’aide de leur progéniture pourtant abondante, car il faisait désormais trop nuit en sous-bois. Maîtres Fraxinus, Quercus et Fagus, eux ne s’inquiétaient même pas encore de leur descendance, de toute façon, ce n’était pas urgent. Ils préfèraient opter pour l’accumulation de bois, toujours plus de bois.
Les bouleaux vieillissaient. Si comme le roseau le vent les faisait bien plier, ils leur arrivaient aussi de si bien plier que d’être incapable de se redresser tels des vieillards fourbus. Et bien sûr, une bonne bourrasque pouvait les mettre définitivement à terre. Cependant, les plus solides résistaient, mais ils furent vite rejoints et dépassés par ceux qu’ils avaient longtemps dominés. La vie est injuste. Aucune gratitude, aucune reconnaissance de ceux qu’ils avaient si bien abrités. Affaiblis, les bouleaux finirent par être victimes des pires humiliations : attaques de champignons en tous genres, agressions multiples d’insectes xylophages. Même les oiseaux s’y mirent en allant creuser des cavités dans le bois tendre. C’en était fini de la boulaie. Les frênaie, chênaie et hêtraie pouvaient maintenant prendre le relais pour triompher et régner sans partage.
Maître Cornus, qui n’en était pas à sa première prospection, vint à passer par là. Il dit à son compagnon : « Tu vois ce bouleau, c’est le plus grand et le plus vieux de la forêt. Je le connais depuis tout gamin quand mes parents m’emmenaient dans le bois, et il n’a pas changé. Mais que suis-je face à lui ? Une improbable brindille comme il aime à s’en délester de temps en temps. ». L’autre ne sut que répondre, puis se reprenant : « Mais tu es peut-être une brindille un brin intelligente, un brin raisonnable. Cette brindille qui dira que la forêt, ce n’est pas une vulgaire plantation d’arbres ». Et Maître Cornus ajouta : « Une forêt, c’est un champ de bataille écosystémique qui ne doit pas devenir un champ de bataille au seul bénéfice des hommes. Ou alors si, au bénéfice de l’homme dans le cadre d’une gestion équilibrée ne remettant pas en cause les grands édifices et les cycles biologiques que l’on croit trop souvent immuables. Oui à l’exploitation forestière, mais non aux plantations anarchiques, non à la destruction des sols et des espaces fragiles. Il ne serait pourtant pas si difficile que ça que d’arrêter de faire n’importe quoi. ». L’autre, incrédule ajouta : « Cela t’est facile de dire ça toi qui ne travaille pas à la campagne, qui ne vit pas de la terre, toi qui te chauffe au gaz de ville et qui achète tes meubles en bois exotique au supermarché ». Maître Cornus ne fut point surpris par cette réaction : « Tu vois, ce bouleau, mon arrière grand-père en aurait fait des sabots, mon père en aurait fait du bois de chauffage. Eh bien moi, sais-tu ce que j’en ferais ? Je le laisserai mourir de sa belle mort. ».