Le doute
Sombre retour de fêtes en ce tout début janvier 2001. Ma codirectrice de thèse n’a pas eu besoin d’user de beaucoup de persuasion pour me convaincre de réaliser des profils architecturaux dans les forêts alluviales de la Loire. La méthodologie n’est pas trop complexe, mais nécessite un peu de matériel (décamètres, dendromètre notamment) et est assez longue à mettre en œuvre. Je connais la technique, je l’ai déjà appliquée sur d’autres forêts, en particulier dans le delta du Danube. Cela se fait généralement à deux, mais à l’époque, je suis un thésard quelque peu isolé et, contrairement à d’autres, je ne bénéficie d’aucune aide (stagiaires).
[J’en profite au passage pour signaler que pour la réalisation de certains travaux (dont les thèses), des stagiaires sont souvent recrutés pour des durées plus ou moins longues. Trop souvent, ces derniers sont utilisés à des tâches ingrates, mais parfois primordiales pour le recueil de données, sur le terrain ou ensuite au laboratoire. Et il y a encore quelques années à peine, ces étudiants n’étaient pas nécessairement indeminisés (aujourd’hui, au moins pour des stages d’une durée supérieure à trois mois, ils doivent être obligatoirement indemnisés au moins à hauteur du tiers du SMIC). Pis, dans nombre de laboratoires, ces stagiaires ne sont pas remerciés à leur juste valeur : absents des remerciements ou de la liste des co-auteurs des articles. En ce qui me concerne, je n’avais donc pas de stagiaires, car pour rendre un stage intéressant (j’y tiens toujours), il aurait fallu trouver des personnes avec un niveau suffisant en floristique (ce qui était fort rare) et parce que je considérais que l’on ne pouvait pas réduire un stage à de « bêtes » prises de mesures sans en tirer quelque chose d’enrichissant.]
Ainsi, après le Jour de l’an, je me retrouve seul au Bec d’Allier près de Nevers, pour faire de « bêtes » mesures. C’est d’un ennui total : pas âme qui vive durant mes longues journées passées en forêt. Je tourne en rond, en diagonale, en carré, en travers, dans tous les sens. Je finis par tout écraser au sein de mes placettes de mesure, mieux que n’aurait fait une compagnie de sangliers au grand complet. Cette année, il ne fait pas froid, l’hiver ne s’est pas fait sentir. Les perce-neiges (Galanthus nivalis L.) ne sont pas très loin de fleurir, il s’agit sans doute d’un record de précocité.
Je ne déprime pas, mais assurément, la solitude me pèse (à l’époque je n’ose me l’avouer). Quelle folie m’a poussé à venir faire du terrain en plein hiver ? Je rumine toute la journée. Seules parenthèses à cette situation, le moment du repas de midi pris dans la petite auberge des pêcheurs du coin et le dîner du soir près de ma chambre d’hôtel.
A cette date, il me reste encore un travail considérable à abattre pour terminer ma thèse et je suis loin d’apercevoir le bout du tunnel. Depuis le début de mes travaux, je suis la proie du doute. Suis-je capable de mener à bien tous les objectifs que je me suis assigné ? Ai-je le « talent » suffisant pour rédiger quelque chose de correct ? Aurai-je le temps de tout faire ? En ce début 2001, beaucoup d’interrogations subsistent. Mon entourage est optimiste et moi j’ai peur de décevoir. Et ces heures, ces jours étroits à regarder des arbres morts d’effroi. Rien pour me rassurer. Serais-je le seul conscient de mon inaptitude ? Ne suis-je pas la victime d’une incompréhension totale ? Ce serait-on trompé sur moi ? Mais je ne dis rien, ne montre rien. Je maintiens le cap, l’air de rien.
L’été 2001, je mettrai à contribution mes retraités de parents, en particulier mon père, pour effectuer des mesures topographiques pendant une semaine sur les bords de la Loire.
L’automne 2001, je passe des vacances de Toussaint stressantes et écourtées, car je suis très préoccupé par la mise en musique de mes données de thèse. Après des semaines d’efforts, mes premiers résultats (je veux dire les résultats que je fantasmais – j’étais bien le seul à les attendre, personne ne voyait l’enjeu ni mes espérances) se soldent par une profonde déception. Je suis abattu. Mais par habitude, je regarde de nouveau certaines données qui montrent des réponses curieuses. Je me souviens alors que dans certains cas, il faut supprimer, provisoirement, certaines données atypiques afin de, si l’on peut dire, ne pas être gêné par l’arbre qui cache la forêt statistique. C’est ce que je fais, je remets en route mes moulinettes et finalement, j’arrive enfin à des résultats probants, et d’ailleurs pas tous attendus. Une bonne leçon pour ceux qui affirment de façon péremptoires que les analyses statistiques multivariées sont de l’EPO (enfoncement de portes ouvertes), sous-entendu des résultats que l’on pouvait pressentir empiriquement. Dès lors, je tiens là un des résultats majeurs et des plus originaux de ma thèse (cela fait neuf ans de cela). Visiblement, mon directeur et surtout ma co-directrice de thèse n’en ont rien à faire. A l’exception d’un des membres du jury, personne ne se rendra vraiment compte de l’intérêt de la chose (que j’aurais aimé poursuivre et développer si j’avais pu poursuivre les investigations sur le sujet).
Je mettrai à profit la fin de l’année 2001 et le début de 2002 à rédiger ma thèse, sans doute beaucoup trop rapidement. En effet, il me tarde de faire la soutenance car je suis au chômage et faiblement indemnisé (calculé sur les deux tiers seulement de ma rémunération). La soutenance me rassurera bien au-delà de mes espérances.
Pourquoi ai-je si souvent été la proie du doute ? Je suis moins atteint actuellement, sans doute parce que je dois plus trop faire la preuve de mes compétences professionnelles, parce que j’ai trouvé un équilibre personnel et l’amour avec Fromfrom. Quand Fromfrom a dû un peu (voire beaucoup) de mon fait, se remettre en question en réorientant sa carrière professionnelle, je ne pensais pas forcément à quel point elle douterait d’elle-même, à s’en mettre malade. Elle était bien davantage atteinte que moi, mais je n’étais sans doute pas le dernier à la comprendre. Car bien sûr, elle était, elle est excellente, et pour moi définitivement la meilleure. Et d’ailleurs, les preuves en sont innombrables.