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Cornus rex-populi
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5 décembre 2010

Le doute

Sombre retour de fêtes en ce tout début janvier 2001. Ma codirectrice de thèse n’a pas eu besoin d’user de beaucoup de persuasion pour me convaincre de réaliser des profils architecturaux dans les forêts alluviales de la Loire. La méthodologie n’est pas trop complexe, mais nécessite un peu de matériel (décamètres, dendromètre notamment) et est assez longue à mettre en œuvre. Je connais la technique, je l’ai déjà appliquée sur d’autres forêts, en particulier dans le delta du Danube. Cela se fait généralement à deux, mais à l’époque, je suis un thésard quelque peu isolé et, contrairement à d’autres, je ne bénéficie d’aucune aide (stagiaires).

[J’en profite au passage pour signaler que pour la réalisation de certains travaux (dont les thèses), des stagiaires sont souvent recrutés pour des durées plus ou moins longues. Trop souvent, ces derniers sont utilisés à des tâches ingrates, mais parfois primordiales pour le recueil de données, sur le terrain ou ensuite au laboratoire. Et il y a encore quelques années à peine, ces étudiants n’étaient pas nécessairement indeminisés (aujourd’hui, au moins pour des stages d’une durée supérieure à trois mois, ils doivent être obligatoirement indemnisés au moins à hauteur du tiers du SMIC). Pis, dans nombre de laboratoires, ces stagiaires ne sont pas remerciés à leur juste valeur : absents des remerciements ou de la liste des co-auteurs des articles. En ce qui me concerne, je n’avais donc pas de stagiaires, car pour rendre un stage intéressant (j’y tiens toujours), il aurait fallu trouver des personnes avec un niveau suffisant en floristique (ce qui était fort rare) et parce que je considérais que l’on ne pouvait pas réduire un stage à de « bêtes » prises de mesures sans en tirer quelque chose d’enrichissant.]

Ainsi, après le Jour de l’an, je me retrouve seul au Bec d’Allier près de Nevers, pour faire de « bêtes » mesures. C’est d’un ennui total : pas âme qui vive durant mes longues journées passées en forêt. Je tourne en rond, en diagonale, en carré, en travers, dans tous les sens. Je finis par tout écraser au sein de mes placettes de mesure, mieux que n’aurait fait une compagnie de sangliers au grand complet. Cette année, il ne fait pas froid, l’hiver ne s’est pas fait sentir. Les perce-neiges (Galanthus nivalis L.) ne sont pas très loin de fleurir, il s’agit sans doute d’un record de précocité.

Je ne déprime pas, mais assurément, la solitude me pèse (à l’époque je n’ose me l’avouer). Quelle folie m’a poussé à venir faire du terrain en plein hiver ? Je rumine toute la journée. Seules parenthèses à cette situation, le moment du repas de midi pris dans la petite auberge des pêcheurs du coin et le dîner du soir près de ma chambre d’hôtel.

A cette date, il me reste encore un travail considérable à abattre pour terminer ma thèse et je suis loin d’apercevoir le bout du tunnel. Depuis le début de mes travaux, je suis la proie du doute. Suis-je capable de mener à bien tous les objectifs que je me suis assigné ? Ai-je le « talent » suffisant pour rédiger quelque chose de correct ? Aurai-je le temps de tout faire ? En ce début 2001, beaucoup d’interrogations subsistent. Mon entourage est optimiste et moi j’ai peur de décevoir. Et ces heures, ces jours étroits à regarder des arbres morts d’effroi. Rien pour me rassurer. Serais-je le seul conscient de mon inaptitude ? Ne suis-je pas la victime d’une incompréhension totale ? Ce serait-on trompé sur moi ? Mais je ne dis rien, ne montre rien. Je maintiens le cap, l’air de rien.

L’été 2001, je mettrai à contribution mes retraités de parents, en particulier mon père, pour effectuer des mesures topographiques pendant une semaine sur les bords de la Loire.

L’automne 2001, je passe des vacances de Toussaint stressantes et écourtées, car je suis très préoccupé par la mise en musique de mes données de thèse. Après des semaines d’efforts, mes premiers résultats (je veux dire les résultats que je fantasmais – j’étais bien le seul à les attendre, personne ne voyait l’enjeu ni mes espérances) se soldent par une profonde déception. Je suis abattu. Mais par habitude, je regarde de nouveau certaines données qui montrent des réponses curieuses. Je me souviens alors que dans certains cas, il faut supprimer, provisoirement, certaines données atypiques afin de, si l’on peut dire, ne pas être gêné par l’arbre qui cache la forêt statistique. C’est ce que je fais, je remets en route mes moulinettes et finalement, j’arrive enfin à des résultats probants, et d’ailleurs pas tous attendus. Une bonne leçon pour ceux qui affirment de façon péremptoires que les analyses statistiques multivariées sont de l’EPO (enfoncement de portes ouvertes), sous-entendu des résultats que l’on pouvait pressentir empiriquement. Dès lors, je tiens là un des résultats majeurs et des plus originaux de ma thèse (cela fait neuf ans de cela). Visiblement, mon directeur et surtout ma co-directrice de thèse n’en ont rien à faire. A l’exception d’un des membres du jury, personne ne se rendra vraiment compte de l’intérêt de la chose (que j’aurais aimé poursuivre et développer si j’avais pu poursuivre les investigations sur le sujet).

Je mettrai à profit la fin de l’année 2001 et le début de 2002 à rédiger ma thèse, sans doute beaucoup trop rapidement. En effet, il me tarde de faire la soutenance car je suis au chômage et faiblement indemnisé (calculé sur les deux tiers seulement de ma rémunération). La soutenance me rassurera bien au-delà de mes espérances.

Pourquoi ai-je si souvent été la proie du doute ? Je suis moins atteint actuellement, sans doute parce que je dois plus trop faire la preuve de mes compétences professionnelles, parce que j’ai trouvé un équilibre personnel et l’amour avec Fromfrom. Quand Fromfrom a dû un peu (voire beaucoup) de mon fait, se remettre en question en réorientant sa carrière professionnelle, je ne pensais pas forcément à quel point elle douterait d’elle-même, à s’en mettre malade. Elle était bien davantage atteinte que moi, mais je n’étais sans doute pas le dernier à la comprendre. Car bien sûr, elle était, elle est excellente, et pour moi définitivement la meilleure. Et d’ailleurs, les preuves en sont innombrables.

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Commentaires
C
A Balafenn> Formateur ? Je ne sais pas. On a sûrement besoin de solitude, mais aujourd'hui je n'en éprouve pas un besoin supérieur à ce dont je dispose, c'est-à-dire très peu. La solitude dans le travail, c'est une chose et ce n'est personnellement pas ça qui me posait problème. Ma solitude à moi était presque moins dans le boulot que dans ma vie à côté du boulot. Pour le boulot, je crois que travailler seul ou en équipe m'est assez indifférent, même si depuis un bon bout de temps, c'est le travail d'équipe qui domine et cela s'est toujours bien passé.
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B
Cornus> Seul dans une cabane en pleine forêt, c'est en même temps formateur. On a besoin de moments de solitude. J'ai connu ça pendant plusieurs chantiers d'autoconstruction : genre un an à temps plein seul, y compris l'hiver en intérieur sans chauffage comme en extérieur. Le travail d'équipe à ce titre là rend souvent les choses plus supportables et l'on a certainement davantage l'impression de partager avec les autres. Mais un solitaire ne se refait pas comme ça !<br /> Karagar> Le manque de confiance en soi pathologique de Karagar me fait écho partiellement : il émerge lorsqu'il s'écoule plusieurs mois sans nouveau projet fort. Mais il est vrai que les réussites passées confortent peu à peu.
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C
A Karagar> Point trop, point trop, très cher. Ça fond.
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K
Le clavier est enneigé ou verglacé par ici?
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C
A KarregWenn> Cet épisode de ma vie dans cette forêt du Bec d'Allier n'est pas un effet pour "faire ambiance", il m'a en effet pas mal marqué alors même qu'il ne s'est à peu près rien passé.<br /> Je pense que certains ne doutent pas (ou alors ils le cachent bien) et en général ces gens là, même si certains peuvent être brillants, sont absolument imbuvables. Ceux qui doutent sans arrêt sur presque tous les sujets (j'en connais) sont aussi difficielement supportables.
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K
J'ai aussi drôlement été "attrapée" par le décor et l'ambiance du chercheur solitaire.<br /> Quant au doute, affreuse chose quand elle vous étreint, moi je n'arrive pas à envisager son inexistence. Le trop risque de vous paralyser, bien sûr, mais le trop peu ou le pas du tout, oh la la ça me fait peur. J'aurais assez tendance à virer de mon entourage qui prétendrait ne jamais douter ! Mais je te l'accorde, quand ça vous prend, c'est l'horreur.
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C
A Lancelot> Par rapport aux événements que j'ai rapportés, je te précise que j'étais dans le doute, mais absolument pas dans l'échec, ce qui semble assez différent du cas que tu rapportes. L'échec, j'avais connu ça bien avant et je n'étais pas dans cet état d'esprit. Car, même si je n'avais pas été en mesure de déposer et soutenir ma thèse, cela n'aurait pas été dramatique et cela ne m'aurait pas empêche de trouver du boulot (bien au contraire, le doctorat fait peur à certains employeurs).<br /> <br /> Sinon, oui la solitude pèse encore plus quand chaque soir, on n'a jamais personne à qui se confier. Tu n'imagines pas (enfin, si je pense que tu fais mieux que l'imaginer) combien j'apprécie le "confort" de pouvoir me plaindre de certains petits malheurs de la journée, même si je ne raconte pas toutes les broutilles qui m'arrivent.
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L
Douter de soi, c'est terrible. A fortiori, quand on est seul.<br /> <br /> Certaines de tes phrases m'ont rappelé l'époque (lointaine) où j'étais en médecine : "Mais je ne dis rien, ne montre rien. Je maintiens le cap, l’air de rien."<br /> <br /> Avoir l'impression que rien ne tient droit en dedans, mais que comme en dehors, tout paraît OK, maintenir la façade, à tout prix.<br /> <br /> Et puis, ça aide énormément, pour retrouver un équilibre, de rencontrer quelqu'un sur qui on puisse s'appuyer durablement. Quand c'est concomitant avec le succès professionnel, ça fait un bien incroyable. Après avoir passé la porte, on se demande comment on a pu tenir le coup "avant". Et la réponse, c'est qu'on a tenu le coup parce que forcément, il n'y avait pas d'autre choix.<br /> <br /> Je t'embrasse.
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S
bon...je vais etre hors sujet !<br /> :)))<br /> mais je suis vraiment contente de voir que tu as apprécié la chanson que j'ai mise en diaporama sur mon blog !!<br /> ça me fait toujours plaisir de pouvoir "partager" ce que je ressent!<br /> je ne suis pas bretonne de "naissance",mais assurément de "coeur"...<br /> bonne semaine!
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C
A Patriarch> Le stress peut en effet produire du positif dès lors que ce n'est pas un état permanent.<br /> <br /> A Karagar> C'est la vue de la campagne hivernale lors de ma descente dans le sud il y a quinze jours qui m'avait inspiré les premières lignes de cette note. Ensuite, ça a dérivé. Il ne faut pas pour autant en conclure quoi que ce soit sur mon état d'esprit du moment.<br /> En écrivant cette note, je parle certes de ma thèse et du doute qu'elle a suscitée, mais en fait, je me suis aperçu que certains de ces épisodes de solitude en bord de Loire avaient été les premiers vrais questionnements sérieux sur ce que je ferais du reste de ma vie. Je n'envisageais pas encore une vie de couple ni même une vie partagée car j'étais encore à des années-lumière de ça, mais je prenais conscience pour la première fois de l'état peu enviable dans lequel me plongeait la solitude et le fait que je ne partageais pas grand chose avec pas grand monde.<br /> <br /> A Calyste> Je suis parfois d'apparence très sûr de moi et péremptoire, mais il s'agit là d'une attitude "politique" pour éviter d'être déstabilisé par certains êtres malfaisants. Je cache sans doute au fond de moi un certain manque de confiance et malgré tout, j'ai souvent besoin de me rassurer en me confrontant aux avis des autres. Je suis presque toujours surpris par certains avis positifs.
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C
Je ne te connais pas suffisamment, bien sûr, mais je pense que cette part de doute qui est en toi constitue sans doute le point d'ancrage de ta personnalité et de tes valeurs. Alors, pour moi, c'est plutôt positif.
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K
Etrange la tonalité de ce post. La mise en situation, dans la solitude hivernale, avec la seule compagnie des arbres a rendu tout ça très palpable et m'a saisi. Pour le fond, il est normal que les choses accomplies permettent d'acquérir de l'assurance, sauf à avoir un déficit pathologique de confiance en soi. Mais une certaine forme de doute qui persiste, s'il reste dans des proportions telles qu'il n'entrave pas la vie, évite l'arrogance et semble être souvent le propre des vrais talents.
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P
Hou la la le stress....Sans être aussi aigu, c'est aussi le cas d'un compagnon à l'attaque d'un chantier nouveau, quand celui ci ressemble à aucun autre. Quand je partais sur un chantier, la veille de mon départ, je détaillais le plan, pour bien me mettre en tête la façon de l'aborder.<br /> <br /> J'ai horreur de devoir démonter en cours de chantier, c'est souvent du temps de perdu. Mais pas à ce point là. Il faut dire que le but était moindre aussi, sauf pour mon orgueil qui en prenait un coup devant le client.Sourire...<br /> <br /> Bonne journée, car je sais que tu as réussi....
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Cornus rex-populi
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