Vacances en Bourgogne du sud (6) : domaine du dragon terrassé
Le domaine du Dragon terrassé fut une propriété familiale « par alliance » comme dirait ma mère, comme s’il y avait un caractère « illégitime » dans cette histoire. Elle a en fait appartenu aux grands oncles et tante de mon père, c’est-à-dire de la famille de son père non biologique. À la fin des années 1950, la grand-tante étant désormais veuve et bien qu’elle ne fut pas dans le besoin, avait décidé de vendre plusieurs de ses propriétés dont les deux fermes du domaine et les terres et prairies qui vont avec. Jusque-là, deux familles de fermiers les exploitaient. La grand-tante avait décidé que mon père serait destinataire de la partie non agricole de la propriété (bois et étang).
Mon père, sa sœur et mes grands-parents venaient régulièrement en vacances ici depuis la fin de la guerre, même s’il n’y avait alors ni eau courante ni électricité dans ce qui était devenu une forme de pavillon de chasse (ancienne maison de charron, son atelier, son écurie). Mes grands-parents habitaient alors à 220 km de là et ne venaient avec leurs enfants que quelques jours par an. Ils venaient aussi dans le Morvan pour visiter leurs familles respectives (enfin, une toute partie seulement de la famille de ma grand-mère qui était encore considérée comme une pestiférée après son divorce au début de la guerre).
À l’âge adulte, mon père a continué d’y venir avec ou sans ses parents pour la chasse et la pêche surtout. C’est sans doute la raison pour laquelle la tante a décidé de lui vendre sous une forme de viager. Toutefois, avant la vente définitive, du temps avait passé et le régisseur du domaine avait eu le temps d’accomplir pas mal de méfaits que la tante ne pouvait déceler. En fait, elle avait bien détecté quelques irrégularités, mais probablement que la partie émergée de l’iceberg. En fait, le régisseur, en plus de son « salaire » normal, touchait de l’argent pour les travaux d’entretien du domaine ou vendait bois et se réservait le bénéfice de la coupe. Ainsi, avait-il fait saloper la reconstruction de plusieurs toits pour s’en faire faire un beau chez lui aux frais de la princesse. En d’autres termes, il faisait la pluie et le beau temps alors que les propriétaires résidaient près de Paris. Même dans sa vie privée, ce gars-là était un salaud. Après la guerre, mon grand-père et mon père avaient été invités à manger chez lui. Parmi les autres invités figuraient à table sa maîtresse. Sa femme et ses enfants (pourtant déjà plus âgés que mon père) n’avaient pas le droit d’être à table et étaient restées dans la cuisine. Et en temps normal, à la fin du repas, quand le vieux refermait son couteau pliant, tout le monde avait fini de manger. Bref, un personnage délicieux. J’ai connu le fils de ce personnage alors qu’il était déjà assez âgé. C’était une personne très gentille, tout comme sa sœur. Ils ont été tous les deux brimés pendant leur jeunesse, certainement à un point qu’on a du mal à imaginer.
Tout cela pour dire qu’avec un tel citoyen comme régisseur, la propriété s’était pas mal dégradée au fil du temps et mon père, même si elle ne lui avait pas coûté très cher, avait récupéré pas mal de problèmes : une sub-ruine, une maison avec des gouttières en voie de pourrissement, l’envahissement des abords de l’étang par les buissons et les fourrés, la digue transformée en passoire avec un étang vide aux trois-quarts pendant l’été… Et très peu de moyens pour réparer tout ça. Cela s’est donc fait petit à petit, avec ma mère, durant une quinzaine d’années, avec beaucoup d’huile de coude notamment pour le débroussaillage, à une époque où les débroussailleuses thermiques n’existaient pas encore.
Mon père n’est plus à des âges où il peut manier des engins autre part que dans le jardin. Le voisin, son cousin ou son oncle se chargent, avec un tracteur, de la fauche (gyrobroyage) annuelle de la chaussée de l’étang, mais je dois m’occuper de la coupe des repousses ou des germinations de ligneux dans les autres milieux adjacents, ce qui représente quand même du boulot.
Pourquoi est-ce que je raconte ça, moi ? Parce que j’y suis attaché à un point qu’on peine à imaginer. Cela dépasse largement le stade maladif. Fromfrom s’étonne pourquoi je photographie toujours la même chose (l’étang). Moi, je ne trouve pas.