Il existe deux mondes qui se combattent violemment et qui pourtant ne se connaissent pas, ne se comprennent pas, « fonctionnent » complètement différemment, s’obstinent à défendre des positions éculées opposées et où la caricature exacerbée est la règle. La guerre qui existe entre ces deux mondes est d’autant plus vive que les passions sont souvent décomplexées. Il se trouve que je crois assez bien connaître ces deux mondes ce qui est rare, et sans doute, bien trop rare. Si ces deux mondes se rencontraient plus, il y aurait probablement moins de problèmes et tout le monde aurait à y gagner. Toutefois, quand je me dis assez bien connaître ces deux mondes, c’est une façon de parler car il y a des choses qui m’échappent complètement et part et d’autre. On pourrait aussi rêver que l’un de ces deux mondes disparaisse. Ce serait une possibilité, à condition que l’on fasse disparaître le bon. Et à n’en pas douter, l’un est meilleur que l’autre. Mais lequel ? J’ai mon idée sur la question.
Le premier monde, j’y ai été confronté depuis mon plus jeune âge, c’est-à-dire à une époque où je ne marchais pas encore (des photos l’attestent). D’ailleurs, je ne devrais pas parler de ce monde dans sa globalité, mais seulement de l’une de ses péninsules où mon grand-père maternel, puis mon père jouèrent un rôle primordial. Mon grand-père tout d’abord était un représentant, une sorte de chanoine très atypique par rapport au commun de la population « religieuse » de ce monde, et était néanmoins respecté et craint, y compris par les évêques et l’archevêque. Mon père en fut partiellement le fils spirituel, même s’il s’est parfois écarté de la sainte doctrine avant de s’en rapprocher à nouveau. Contrairement aux gamins de mon âge acceptés dans ce monde pour en devenir adepte à plus ou moins brève échéance, mes parents m’en ont très longtemps tenu à l’écart des cérémonies les plus retentissantes. J’en étais d’ailleurs profondément frustré, même si je le montrais peu. Puis vint le temps où l’on commença à m’initier, à me faire participer et même parfois à me faire officier en cachette du reste de la confrérie. Et puis il y eut le jour où, en Bourgogne, on me confia peu à peu complètement les rênes comme maître de cérémonie, toujours en cachette, à une époque où l’on pouvait encore se dissimuler. Le point culminant de ses messes secrètes fut atteint le 1er novembre 1993. La chose étant désormais trop lourde à porter, on dut officialiser mon ordination l’année suivante afin de pouvoir œuvrer au grand jour. Un grand jour néanmoins tout relatif puisque tout en restant complètement dans l’orthodoxie sacerdotale, on restait néanmoins pour le moins discret.
En dehors de cet archipel très spécial de, ce monde est bien moins extraordinaire, beaucoup plus banal et finalement assez représentatif de la beaufitude moyenne de la population générale, de sa médiocrité latente et du peu d’intérêt que l’on peut y attacher. On y trouve pourtant force gourous et autres charlatans capables de faire illusion face à une large majorité de la population. C’est aussi un certain pouvoir de séduction souvent inculqué de père en fils (oui, les femmes sont presque exclues de ce monde) dans une société amplement repliée sur ses traditions, brandies comme des étendards. Une société qui a largement tendance à caricaturer le camp adverse et à le rendre coupable de dire des vérités dérangeantes, tout en convoquant le bon sens paysan. Un bon sens pourtant singulièrement altéré par l’aveuglement de celui qui fonce droit dans le mur en accélérant encore.
Au début des années 1990, j’avais déjà sérieusement entamé mon entrée dans le second monde. Ce monde ennemi du premier, et réciproquement. Un premier monde dont on ne peut parler au second sans se mettre en difficulté et où on peut facilement passer pour un traître (la réciproque est moins vraie). Un second monde où j’ai donc manœuvré en sous-marin, me rapprochant d’années en années de l’épicentre. Ce monde se caractérise par une population plus modeste que le premier. Cette population est dans l’ensemble culturellement et intellectuellement plus aboutie que celle du premier monde, mais il y a aussi de parfaits incultes, lesquels sont d’ailleurs souvent les plus enclins à donner des leçons à tout le monde. Ce second monde, j’ai aussi fini par en devenir un chantre tout ce qu’il y a de plus significatif, au fur et à mesure que je commençais à me désengager du premier monde.
Or, il est possible d’appartenir à ces deux mondes. Il n’est pas nécessaire d’être particulièrement intelligent pour cela, il faut juste réfléchir un peu. J’admets volontiers que cela n’est sans doute pas donné à tout le monde, surtout quand les chefs du premier monde tentent de survivre en pratiquant çà et là, la politique de la terre brûlée, quand les chefs du second monde ne tentent pas d’accompagner les efforts des honnêtes citoyens du premier. Et moi, que fais-je au milieu de tout cela ? Je ne me tais pas, je suis discret et je me demande quand je quitterai le premier monde, sans pour autant succomber aux facilités du second, ce que de toutes façons, je me suis toujours interdit de faire, au nom de la science et de ma raison, qui a défaut d’être la meilleure, est dénuée d’idées prêtes à penser. Du moins, je l’espère.